Sophie Labbé, prise en fragrance délit

Published 18/12/2016 in Beauté

Créatrice notamment de «Parisienne» d’Yves Saint Laurent, Sophie Labbédans son bureau à l’IFF, à Levallois. (Grégoire Mahler)

ENTRETIENPour cette créatrice qui compose des parfums pour des marques de luxe, un jus doit raconter une histoire pour atteindre l’excellence. Rencontre avec un «nez».

Sophie Labbé est une belle femme brune au rire sonore, qui reçoit avec un café et sans s’agacer du retard – dû aux égarements dans la banlieue de Neuilly–, dans son bureau très clair avec vue sur jardin, couleurs automnales et parfums mêlés qui s’échappent des centaines de petits flacons posés devant elle.

Parmi la cinquantaine de femmes parfumeurs en France (pour la plupart de sa génération, il y en avait très peu auparavant), elle est l’auteur de Parisienne, d’Yves Saint Laurent ou de Jasmin noir de Bulgari : comme ses consœurs Mathilde Laurent, parfumeur interne de la maison Cartier, ou Nathalie Lorson, chez Firmenich, Sohie Labbé est «nez».

A 50 ans tout rond, elle pilote simultanément une vingtaine de projets, pour divers clients du monde entier, au sein de l’IFF, (International Flavors and Fragrances), société internationale de fragrances de synthèse, d’arômes alimentaires, qui rassemble des chimistes, des aromaticiens, des spécialistes du parfum, des laborantins, et donc, des nez.

On dit nez, et dans l’imaginaire surgit l’idée du génie inspiré, la tête dans les mains, qui paf, vous sort Mitsouko, un chef-d’œuvre du genre – et le parfum habituel de Sophie. Elle rit à l’évocation du «génie». Dit que ça existe, bien sûr, mais parle surtout de travail, de composition, d’assemblage.

Avec un peu d’immortelle

Pour elle, qui habite Levallois, juste à côté de l’imposant bâtiment moderne qui abrite l’IFF et d’autres sociétés, «ça a été, dit-elle, un coup de foudre, une évidence, une passion». Qui commence en Charente-Maritime, où elle vit enfant, fille d’un viticulteur, jusqu’à 8 ans. Elle en retient «le goût et l’odeur des caves, les pins pour aller à la plage, l’odeur du sable chaud» et surtout, son odeur fétiche, celle de l’immortelle, cette petite fleur pas très jolie, un peu sèche, qui pousse quasi dans le sable: «Une note épicée, un peu de sirop d’érable, des noix, des peaux bronzées, chauffées au soleil.»

Une odeur à son image, humaine, chaleureuse, avec ce qu’il faut d’épices. On la retrouve, avec du magnolia, de la coriandre, de la cardamome, de la badiane, entre autres, dans Cologne du 68, de Guerlain, qu’elle a créée. Sophie Labbé décrypte son travail, pourtant scientifique et ultra-précis, avec une animalité délicieuse. Malicieuse, elle révèle que sous ses vêtements (classiques) se cache une foule de petites gommettes, colorées et odorantes, qu’elle porte «pour suivre l’évolution d’un parfum au cours de la journée» – de même que le week-end, elle teste une fragrance du matin au soir, «comme une cliente».

Elle raconte qu’elle renifle parfois les affaires de ses filles comme elle mettait son nez, enfant, dans le foulard de sa mère pour y «trouver l’odeur de sa peau». Elle aime forcément le parfum de son mari, italien, chef d’entreprise et fin cuisinier (elle non, elle n’a pas le temps, mais apprécie les saveurs, surtout sucrées): c’est un Armani, l’Emporio lui, c’est elle qui l’a fait. Tout le monde ne peut pas se vanter de porter un parfum créé par son épouse. C’est mieux que les remugles des deux lapins de ses filles, sourit-elle.

Comme des lego

Sophie Labbé a suivi une filière scientifique, bac C, Deug de biologie-chimie. Mais elle a découvert la philosophie avec appétit: «On ouvre des fenêtres, des portes, c’est infini.» «Il en va de même avec les fragrances», ajoute-t-elle. Après son Deug, obtenu à Jussieu, elle découvre l’Institut supérieur international du parfum et de la cosmétique et de l’aromatique alimentaire (Isipca) (1). Se renseigne sur les entreprises du secteur, autour de chez elle: nid de constructeurs de voitures, Levallois se double d’un repaire de parfumeurs.

Après une tentative ratée chez Givenchy, (pour qui elle crééra plus tard Organza et Very Irresistible), Sophie Labbé décroche un rendez-vous avec le nez de Jean Patou, Jean Kerléo. Il est au jury de l’Isipca, ne doute pas une seconde de sa motivation, elle intègre l’école. Et suit la voie royale, intégrant l’IFF, où depuis vingt ans, elle crée pour les grandes marques de luxe pour un salaire classé secret défense.

On lui doit notamment Parisienne d’Yves Saint Laurent, Eau des Jardins de Clarins, Beauty de Calvin Klein, Pure White Linen d’Estée Lauder ou Jasmin noir de Bulgari. Elle dit les composer comme des Lego, en suivant le «brief» (le cahier des charges) du client: du boisé, du floral, du masculin, de l’hespéridée. La procédure est toujours la même: «D’abord construire séparément les accords, comme pour Armani, un parfum urbain et raffiné. Du vétiver, avec un départ froid, glacé, métallique, puis de la cardamome, de la coriandre, pour le côté boisé. Trouver des connexions, les équilibrer, en fonction de l’histoire que j’ai à raconter.»

Parce qu’un parfum, ce n’est pas seulement un dosage d’essences, naturelles et synthétiques, et d’alcool, plusieurs dizaines de milliers d’euros dépensés pour son élaboration, au minimum dix-huit mois passés par le parfumeur sur sa formule, des milliers de modifications, de tests. Un parfum doit évoquer une ambiance, raconter une histoire. L’affaire relève certes du business. Mais Sophie Labbé en fait une histoire personnelle, qu’elle a dans la peau.

(1) L’école de référence nationale et internationale de l’industrie du parfum, qui enseigne les métiers du secteur, du post-bac au post-bac+5, dans les domaines technique et scientifique mais aussi marketing, vente, management.

Emmanuèle PEYRET

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