La justice ouvre grand ses nouvelles oreilles dans le Sud-Ouest

Published 11/10/2015 in Politique

Ecoutes

La plateforme d’interceptions judiciaires pilotée par Thales est lancée ce lundi, avec du retard et encore quelques bugs.

La justice commence à déployer ses grandes oreilles chez Thales. Dans la plus grande discrétion, la Plateforme nationale des interceptions judiciaires (PNIJ) entre en phase opérationnelle, après des années de retard et huit mois de tests sur une quinzaine de sites pilotes. A partir de lundi, la structure confiée à l’industriel de la défense sera active dans le Sud-Ouest, avant de s’étendre progressivement à l’ensemble du territoire, à raison d’une nouvelle zone de défense par mois jusqu’en avril 2016, selon des informations recueillies par Libération.

Longtemps gérées sans aucun contrôle par une poignée de sociétés privées, les écoutes judiciaires seront progressivement centralisées à Elancourt (Yvelines), dans le bunker construit à 30 mètres de profondeur : une petite pièce climatisée où tournent jour et nuit des serveurs qui contiendront à l’avenir toutes les écoutes réalisées par la police française. Le coffre-fort numérique est capable de résister à tous types d’attaques, piratages informatiques comme crashs d’avion, se targue Thales.

Pourquoi un tel outil ?

Il aura fallu presque dix ans pour la faire aboutir. En 2005, un rapport est commandé par l’exécutif pour faire le point sur les écoutes et répondre à cette question devenue cruciale : comment s’adapter aux bouleversements technologiques, à la multiplication des téléphones portables et à la généralisation de l’accès à Internet haut débit ? Les écoutes à la papa, des bretelles branchées sur les fils de cuivre, ont vécu.

Un appel d’offres est lancé en 2009 afin de concevoir une plateforme capable de centraliser l’ensemble des écoutes judiciaires. Quatre industriels sont sélectionnés pour y répondre, un appel d’offres fermé, une mesure dérogatoire en raison de la classification «confidentiel défense» du marché, finalement remporté par Thales. Un an plus tard, les travaux de la future plateforme débutent officiellement. Avec cet objectif affiché par la chancellerie : rendre le système plus sûr et surtout bien moins onéreux.

Car les interceptions judiciaires, en hausse constante dans les enquêtes, n’en finissent pas de grever le budget du ministère : ces huit dernières années, l’ardoise a explosé de 64 %. L’an dernier, les 750 000 réquisitions (dont 45 000 écoutes) effectuées par les services de police ont coûté à l’Etat la bagatelle de 86 millions d’euros. La chancellerie était donc impatience de lancer la PNIJ pour enrayer cette dérive financière. En 2016, le nouveau dispositif devrait permettre de réduire la facture de 20 millions d’euros, et jusqu’à 35 millions au cours des années suivantes selon les calculs du ministère de la Justice.

Jusqu’ici, la plateforme avait connu un parcours pour le moins chaotique, accumulant les retards et les surcoûts. Si bien que la Cour des comptes s’est penchée sur le dossier. Son rapport, classé Confidentiel Défense, est sur le point d’être bouclé. Il serait globalement positif, malgré une ardoise passablement alourdie : évaluée initialement à 17 millions, la PNIJ aura finalement coûté 54 millions d’euros selon le ministère de la Justice, qui mise néanmoins sur un amortissement rapide grâce aux économies qu’elle doit engendrer.

D’où vient ce retard ?

L’idée d’une plateforme unique dédiée aux interceptions n’a jamais eu les faveurs de Beauvau, qui y a longtemps vu une «usine à gaz» peu à même de répondre aux besoins des utilisateurs. De fait, le projet a suscité de réelles tensions entre les ministères de la Justice et de l’Intérieur. Une différence d’approches qui reflète avant tout une rivalité structurelle : en matière d’interceptions, c’est l’Intérieur qui écoute mais la Justice qui paye. Malgré un intense lobbying, la place Beauvau n’aura finalement pas obtenu gain de cause. Un protocole d’accord est signé le 25 mai 2010 entre les deux ministères, entérinant le principe d’une plateforme centralisée et précisant les rôles dévolus à chacun. L’alternance politique ne remettra pas non plus en cause le projet. A son arrivée place Vendôme, Christiane Taubira demande néanmoins une remise à plat. Depuis quelques mois, les articles de presse se sont multipliés sur ce centre d’écoutes géant aux mains d’un industriel de l’armement… Au terme de sa réflexion, la nouvelle garde des Sceaux instaure un comité de contrôle, composé d’un magistrat de la Cour de cassation, de deux parlementaires et de trois personnalités qualifiées.

Le ministère de la Justice décide aussi de saisir le gendarme de la vie privée, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil). Sa délibération, rendue à l’automne 2014, souligne «une amélioration très significative de la maîtrise par les magistrats», et «des garanties plus importantes» pour les citoyens. La Cnil tacle au passage le dispositif précédent, «un système hétérogène et décentralisé [présentant] des inconvénients majeurs» : coût élevé, sécurité et traçabilité jugée «insatisfaisante». Une critique en règle des prestataires auxquels les services enquêteurs avaient recours jusqu’ici, des sociétés souvent créées par d’anciens policiers. Evincées par la PNIJ, deux d’entre elles, Elektron et Foretec, contre-attaqueront devant les juridictions française et européenne. Sans succès.

Quelles sont les limites de la plateforme ?

C’est la principale préoccupation des services de police : la PNIJ sera-t-elle en mesure de réaliser simultanément plusieurs milliers d’interceptions, en cas d’attaque terroriste par exemple ? Si le dispositif semble parfaitement adapté pour les petits commissariats, certains craignent une baisse de qualité pour les services très demandeurs d’écoutes, comme l’Office des stups de Nanterre. «Les tests ont été concluants, assure à Libération Richard Dubant, le magistrat en charge du projet. Techniquement, la plateforme a démontré qu’elle fonctionnait.»

Les craintes initiales de Beauvau, inquiet de voir ses réseaux sous-dimensionnés, ont été largement dissipées. Des doutes subsistent notamment sur les principaux services de PJ, comme la préfecture de police de Paris, où la PNIJ doit être généralisée mi-décembre. Une dizaine de sites nécessiteraient une attention particulière. «Il n’y a eu aucun plantage, relativise Richard Dubant. Le ministère de l’Intérieur n’aurait jamais accepté de se lancer dans le déploiement si la plateforme n’était pas au niveau.» Lors de l’attaque du Thalys, la PNIJ a ainsi permis de repérer en quelques secondes que le suspect avait consulté un site jihadiste avant de monter dans le train.

Principal motif de réjouissance à ce stade : le recours aux prestations dites annexes intégrées à la plateforme (identification d’un numéro, fadettes, bornage d’une ligne…) est bien plus rapide qu’auparavant et semble avoir convaincu les policiers les plus réticents, peu habitués à une telle célérité. En revanche, les écoutes téléphoniques connaissent encore de nombreux bugs. Superposition des voix sur certaines interceptions, difficulté d’en gérer plusieurs en même temps, incompatibilité avec certains logiciels de la gendarmerie : la version 1.1 livrée par Thales apparaît largement perfectible. Et la v 1.2, qui doit intégrer tous les correctifs, ne devrait pas être opérationnelle avant le premier trimestre 2016. «On en est toujours à la version d’après qui marchera mieux», maugrée un haut responsable policier.

Autre motif d’inquiétude : la faculté de la PNIJ à s’adapter aux futures évolutions technologiques. A l’heure actuelle, contrairement aux services de renseignement et à certaines sociétés privées, la plateforme de Thales n’intègre pas la géolocalisation et ne gère pas certaines messageries, comme celle de Blackberry ou Whatsapp.

«Les avancées technologiques risquent de mettre les services d’enquête en échec si Thales ne s’adapte pas assez vite», prédit un policier. Certes, la plateforme est présentée comme un outil «évolutif». Mais que se passera-t-il si Thales est dépassé techniquement ? «Aujourd’hui, rien n’oblige les enquêteurs à passer exclusivement par la PNIJ», assure Richard Dubant. Sous-entendu, les services de police pourront toujours passer par des prestataires privés, potentiellement plus réactifs. Avec un risque toutefois : celui de voir certains services d’élite accéder aux prestations les plus pointues du marché, que les services de base ne pourraient pas se payer. Une PNIJ à deux vitesses en somme. Comme à la fin des années 90, quand la possibilité de mettre un portable sur écoute était réservée à une poignée de services de police.

ParPierre ALONSOetEmmanuel FANSTEN

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