Une chimie sans solvants, c’est possible

Published 13/04/2017 in Société

Une chimie sans solvants, c’est possible
Pilon et mortier pour le broyage des céréales, (civilisation minoenne, Crète).

Les inédits du CNRS

En revisitant la technique traditionnelle du mortier et du pilon, des chimistes ont développé des procédés de mécanochimie permettant de se passer des solvants et de leur toxicité. Un pas de plus vers la chimie verte…

Matières plastiques, médicaments, produits cosmétiques… Par ses activités de synthèse, la chimie dite «organique», qui se consacre aux composés contenant des atomes de carbone, contribue à la préparation d’un grand nombre de produits du quotidien. Cette activité, à l’heure du développement durable, se doit de limiter son impact environnemental tout en restant viable économiquement. Or l’un des problèmes cruciaux que ne soupçonne pas le consommateur, c’est que produire ces composés nécessite une grande quantité de solvants organiques souvent toxiques, volatils et délétères pour l’environnement. Pour limiter ces effets, les solvants peuvent être récupérés et recyclés. Mais il existe aussi une approche totalement différente, prometteuse et innovante : mettre au point des procédés complètement nouveaux qui s’affranchissent de l’utilisation de solvants en recourant… au broyage.

Depuis la nuit des temps, pour survivre, se nourrir et développer leurs activités, les hommes ont développé des techniques de broyage qui permettent par exemple de réduire des graines en farines, plus faciles à manipuler et à cuisiner, ou bien de préparer des pigments utilisés dans les peintures rupestres. Ils faisaient appel pour cela à des outils comme la meule ou le mortier-pilon. Ces outils très simples, actionnés par une personne, vont générer une force mécanique pour presser des fruits en jus ou transformer des mélanges de sable, argile et autres matériaux en mortier. Cette action mécanique favorisant ou engendrant en elle-même des réactions chimiques, on parle alors de mécanochimie.

Avec l’essor d’une industrie chimique performante, la technique de mécanochimie a été tout d’abord développée, et acceptée en tant que telle, pour préparer des composés inorganiques comme les ciments ou les oxydes métalliques destinés aux nouvelles batteries. Il faudra plus de temps pour que le monde de la synthèse organique et les chimistes envisagent sérieusement l’utilisation de techniques mécaniques pour synthétiser des médicaments, des matériaux ou des colorants en se passant de solvants.

Classiquement, le chimiste organicien a besoin du solvant qui permet de dissoudre, de faciliter le contact entre différents réactifs, et parfois de favoriser une réaction.

Le dogme «pas de synthèse sans solvants» s’est installé chez les scientifiques, et ce depuis l’Antiquité, quand des erreurs de traduction gréco-latine ont extrapolé une phrase d’Aristote qui postulait que les liquides se mélangeaient mieux que les solides. En conséquence, la chimie organique sans solvants ne connaîtra que peu de développements.

Pourtant, des travaux isolés utilisant des outils aussi sommaires que le mortier et le pilon témoignaient déjà de la possibilité d’effectuer des réactions chimiques organiques par mécanochimie. Pour encore mieux «mélanger» les solides, selon l’expression d’Aristote, les chimistes se sont récemment tournés vers des équipements de type broyeur à billes capables de générer une plus grande efficacité de broyage, une meilleure reproductibilité, des efforts moindres de la part du manipulateur et des quantités plus importantes de produit.

Cette approche contribue au développement d’une chimie verte et durable, car elle permet de s’affranchir ou de diminuer considérablement l’usage de solvants organiques très souvent néfastes. En outre, on sait que l’utilisation d’un solvant entraîne une dilution des molécules mises en réaction. Or la vitesse d’une réaction est liée à cette dilution : généralement, plus la dilution est grande, plus la réaction est lente, les réactifs ayant une probabilité diminuée pour se rencontrer et réagir. Le broyage évite alors cette dilution par le solvant, permettant de mettre constamment en contact les réactifs jusqu’à leur réaction complète.

En France, une équipe de l’Institut des biomolécules Max-Mousseron de Montpellier est engagée depuis une quinzaine d’années dans le domaine de la mécanochimie. Elle a notamment obtenu des résultats inédits dans un domaine phare : la synthèse de biomolécules de type peptides. Parce qu’elles ont un index thérapeutique (1) élevé et une faible écotoxicité, les molécules à base de peptides suscitent un énorme intérêt de la part des chercheurs et des entreprises pharmaceutiques. De plus en plus de ces composés pharmaceutiques sont actuellement mis sur le marché ou en phase d’évaluation clinique. Les techniques «classiques» permettant de les synthétiser sont certes éprouvées, et pour certaines automatisées, mais ces méthodes consomment de grandes quantités de solvants et de réactifs toxiques. Or l’approche mécanochimique a permis, en broyant deux dérivés d’acides aminés, de générer une liaison peptidique puis de construire pas à pas de plus longs peptides, tout cela en réduisant quasiment à néant les quantités de solvants habituellement nécessaires ! Des études plus complètes permettent désormais d’envisager à brève échéance la production de médicaments peptidiques préparés selon ce nouveau procédé.

La même équipe a également mis à profit l’expérience ainsi acquise en mécanochimie pour optimiser la préparation de composés organométalliques, c’est-à-dire possédant simultanément une structure organique et un métal. Ces derniers peuvent avoir des actions thérapeutiques ou encore servir de catalyseur pour la préparation de matériaux ou de polymères. Là encore, réduction du volume de solvants utilisé, efficacité de synthèse rapide et propre des composés d’intérêt en font une méthode de choix pour préparer de nouveaux composés.

La mise au point d’une mécanosynthèse produisant des composés de structure variée lui promet de nombreuses applications dans un futur proche. Ainsi, la nécessité de s’inscrire dans une optique de développement durable a permis l’émergence d’une technologie de rupture entraînant des retombées scientifiques originales. Il ne reste plus qu’à convaincre un plus grand nombre de chimistes organiciens des bénéfices scientifique, technique, économique et écologique de la méthode.

(1) L’index thérapeutique d’une substance est le rapport entre la dose à laquelle celle-ci est dangereuse pour la santé et la dose à laquelle elle se montre efficace du point de vue thérapeutique. Plus cet index est bas, plus la substance est considérée comme dangereuse.

ParFrédéric Lamaty, Directeur de recherche CNRS au sein de l’Institut des biomolécules Max-Mousseron et responsable de l’équipe Chimie verte et technologies innovantes

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