Cristóbal Balenciaga, l’étoile noire

Published 19/04/2017 in Mode

Cristóbal Balenciaga, l’étoile noire
Le travail des volumes ne cherche pas à magnifier le corps.

Mode

A rebours des shows surdimensionnés, l’exposition au musée Bourdelle, à Paris, revient au plus près du travail du couturier espagnol, tout en volumes et technicité.

C’est ce qu’on appelle un challenge : monter une exposition de vêtements noirs, plutôt austères, sans rien d’autre que des bustes Stockman sombres pour les incarner. Pas de cliché d’Audrey Hepburn souriant dans un petit tailleur, pas de couverture amusante de Paris Match vintage et, d’ailleurs, pas même une photo du créateur génial, effacé derrière son œuvre noire. Contrairement à ce que Cartier ou Vuitton ont mis en scène ces dernières années au Grand Palais, cette exposition organisée par le Palais Galliera autour de Cristóbal Balenciaga ne se la joue pas blockbuster, n’essaie même pas d’être fédératrice – et frise parfois le foutage de gueule quand elle perche des patrons à dix mètres de hauteur ou présente les vêtements noirs sur fond noir. Le message, lui, est clair : en se concentrant sur les fils et les aiguilles, elle va à rebours de l’époque, où la mode est devenue avant tout une affaire de storytelling et de marketing. Et elle s’adresse à ceux que le vêtement intéresse vraiment (encore que les autres auront toujours plaisir à déambuler entre les statues de Bourdelle).

Premier volet d’une trilogie consacrée au couturier espagnol (1) par Galliera, «L’œuvre au noir» a élu domicile à Bourdelle avec l’idée que la dimension architecturale des vêtements entrait en résonance avec le travail du sculpteur. Cristóbal Balenciaga (1895-1972) était un remarquable technicien dont Gabrielle Chanel disait qu’il était «le seul d’entre nous à être un vrai couturier». Le noir met en valeur le fabuleux travail de coupe et de matière, et «c’est aussi dans cette couleur que Balenciaga a été le plus loin dans l’expérimentation», explique Véronique Belloir, commissaire de l’expo et chargée des collections haute couture au Palais Galliera qui a prêté une partie des 70 silhouettes exposées (l’autre a été fournie par la maison Balenciaga).

De plus en plus fou

L’exposition commence avec quelques tenues au milieu des bronzes et des plâtres, et l’on entre dans le vif du sujet dans l’aile récente bâtie par Christian de Portzamparc. Les vêtements sont répartis en trois thèmes, silhouettes et volumes, noir et lumière, noir et couleur. Au fil de la balade, on découvre la capacité de Cristóbal Balenciaga à suspendre le tissu dans les airs, à le transformer en carapace flottante frôlant à peine le corps. Les cols se déploient autour du cou sans le toucher, les épaules sont arrondies comme un arc de cercle, des volumes inattendus surgissent dans le dos ou sur les côtés. En même temps, le travail sur le tissu devient de plus en plus fou. Il y a les robes en gazar, cette soie créée exprès pour l’Espagnol par la société suisse Abraham, d’une brillance nacrée qu’on dirait figée mais en réalité très légère, qui se modèle en des volumes accidentés – cette cape en satin froissé, comme sculptée, où les points disparaissent sous les plis – le summum, c’est la dentelle, que l’Espagnol accumule pour créer de la profondeur plutôt que de jouer la transparence. Sur une jupe, il la rend tellement dense, disposée en millefeuille, montée à l’envers, qu’on dirait de la mousse végétale où l’on enfoncerait volontiers ses doigts.

En examinant ces silhouettes extraordinaires, un constat s’impose : elles ne sont, pour la plupart, pas très seyantes. «Les volumes n’ont rien à voir avec l’anatomie du corps féminin», confirme Véronique Belloir. Pas banale, cette robe de cocktail dotée d’une nageoire dorsale de baleine. Et une fois porté, que donne cet énorme jupon en crin sur organza, où le travail de plissé rappelle une fabuleuse montagne de crème fouettée ? Et cette robe fourreau dotée d’une duveteuse ceinture de plumes juste au niveau des hanches ? A l’époque de Cristóbal Balenciaga, l’idée que la mode était un terrain d’expérimentation plus qu’un moyen de mettre en valeur le corps féminin était loin d’être communément admise. Jusqu’à sa mort en 1957, ce bon vieux Christian Dior a dessiné de larges décolletés et des tailles comprimées dans des corsets – et il n’était pas le seul. Les années 60 ont signé la libération des chairs, mais pas leur remodelage. Le noir, le minimalisme, le rejet d’une féminité traditionnelle chez Balenciaga rappellent plutôt les créateurs japonais qui prirent leur essor dans les années 80 tels que Yohji Yamamoto ou Comme des Garçons. «Ses compétences de tailleur, sa capacité à démonter et remonter une manche lui ont permis de prendre de la liberté dans la construction, analyse Véronique Belloir. Quand on maîtrise une discipline, on peut s’en détacher.»

Le travail de Cristóbal Balenciaga était singulier, sa personnalité aussi. L’Espagnol établi comme tailleur à Saint-Sébastien a changé de vie sur le tard, à 42 ans, en ouvrant sa maison de couture sur l’avenue George-V. Malgré son succès et la médiatisation des couturiers qui pointe dès les années 50, il est resté d’une discrétion incomparable. Alors que Paris Match entretient les rivalités entre Christian Dior et Jacques Fath, dévoile les petits scandales qui agitent la mode, Balenciaga n’accordera qu’un seul entretien à la presse, peu avant sa mort, ne fait pas de publicité, n’apparaît pas aux défilés. Véronique Belloir : «Ce n’était pas une posture, mais une façon de travailler.» En 1968, l’année de la contestation, il s’estime dépassé et pense n’avoir plus sa place : il prend une décision radicale, qui lui ressemble, en fermant sa maison. L’homme qui avait embrassé la modernité esthétique ne peut, à 73 ans, s’accommoder de cette mode qui sacre le prêt-à-porter et les jambes dénudées. Pour lui, il n’y avait que le sur-mesure qui comptait. «Il est entré en [haute] couture comme on rentre en religion», résume Véronique Belloir.

Robes fleuries

Balenciaga a été une petite chapelle. Aujourd’hui, elle est surpeuplée de fidèles. Rouverte en 1986, rachetée par le groupe Kering (alors PPR) en 2001, la maison a brillé dans les années 2000 avec Nicolas Ghesquière. Son appréhension des formes et la propension à innover sur les tissus l’ont rendu digne de l’œuvre du fondateur et ont donné naissance à des collections marquantes, à base des robes fleuries rigides comme des armures ou de pulls futuristes en néoprène. Il est encore un peu tôt pour juger du travail de l’actuel directeur artistique, Demna Gvasalia, outsider allemand d’origine géorgienne qui dirige aussi la griffe Vetements, mais ses premiers défilés ont pour l’instant fait mouche, à base de vestes étriquées, parkas surdimensionnées, logos détournés, jambes prisonnières de cuissardes glacées. L’homme dessine des collections suffisamment expérimentales pour asseoir sa légitimité, mais aussi dotées d’un vrai potentiel commercial et d’une espièglerie qui extirpent la marque de son côté rigoriste pour modeux avertis.

A la fin de l’exposition, on tombe sur des robes en dentelle d’une sophistication extrême qui portent une touche de couleur : un bête nœud en satin rose layette noué autour du buste, façon emballage cadeau, en total décalage avec la subtilité habituelle du créateur. Et soudain, en repensant à toutes les silhouettes déséquilibrées, aux volumes exagérés que l’on vient de voir, on se demande si l’austère Espagnol, contre toute attente, n’avait pas aussi de l’humour.

(1) Suivront «Costumes espagnols entre ombre et lumière» à la maison Victor-Hugo en juin puis «Mariano Fortuny» au Palais Galliera en octobre.

ParElvire von Bardeleben

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