Caitlyn Jenner, bon fric bon genre

Published 18/05/2017 in Sexe & genre

Caitlyn Jenner, bon fric bon genre
Le 15 juillet 2015, Caitlyn Jenner reçoit le prix Arthur Ashe du courage à Los Angeles.

Récit

Athlète de haut niveau, figure ambivalente de la communauté transgenre, l’ex-belle-mère de Kim Kardashian revient dans une autobiographie sur sa longue transition et son triomphe cathodique.

La révolution sera télévisée ou ne sera pas : Caitlyn Jenner l’a bien compris. C’est ainsi que début 2015, l’ex-championne d’athlétisme américaine, encore appelée Bruce, fait ses adieux en mettant en scène elle-même son coming out à l’âge de 65 ans, lors d’une longue interview chez Diane Sawyer (ABC), devant 17 millions de téléspectateurs. Peu après, elle renaît sous le patronyme de Caitlyn, fringante sexagénaire alanguie en bustier en couverture de Vanity Fair, magnifiée par la photographe des stars Annie Leibovitz. Une transformation légitimée ensuite par un show de télé-réalité (annulé après deux saisons), I Am Cait, chronique de sa transition entourée de membres de la communauté trans. Bref, Caitlyn Jenner, c’est la mue du siècle.

The Secrets of My Life, son autobiographie coécrite avec le journaliste Buzz Bissinger, publiée ce mois-ci aux Etats-Unis, est la dernière pierre de cet édifice médiatique patiemment érigé. Une révélation y est lâchée en fin d’ouvrage afin de satisfaire l’obsession des tabloïds pour l’anatomie des personnes trans : la «chirurgie finale», c’est-à-dire l’ablation de l’appareil génital, a bien eu lieu. On peut désormais parler du reste.

Le sport comme exutoire

Progéniture d’un vétéran héroïque de la Seconde Guerre mondiale, celle qui est encore à l’époque Bruce Jenner grandit sur la côte Est, dans l’Amérique conservatrice des années 50 – dans son livre, elle emploie elle-même le masculin pour parler de sa vie antérieure. Très tôt, l’enfant dyslexique se découvre une aptitude pour le sport qui lui permet de décrocher une bourse universitaire. Son coach l’incite alors à s’entraîner pour le décathlon. A force d’acharnement, l’athlète remporte l’épreuve en 1976, aux Jeux olympiques de Montréal. Un sacre d’autant plus symbolique que son opposant russe est battu à plate couture, en pleine guerre froide : Jenner improvise un tour de piste en brandissant un drapeau américain, une image retransmise dans le monde entier. Propulsé du jour au lendemain «petit fiancé de l’Amérique» grâce à sa performance, le «prince charmant» au physique avantageux devient l’égérie des jus Tropicana, cumule les contrats lucratifs et se reconvertit dans des émissions sportives à la télévision. A propos de cette période, Caitlyn Jenner écrit : «Je joue à Bruce […]. Une grande partie de ma vie consiste à tout contrôler.» Des années que Jenner nomme «la Grande Diversion» : plutôt que de s’assumer en femme, la médaillée vit des revenus générés par son corps d’éphèbe doublé d’une réputation de macho abondamment relayée par la presse people. Une masculinité qui constitue à l’époque «la couverture parfaite».

Jeux Olympiques d'ete a Montreal, 29 juillet 1976 : epreuve du 1500m (decathlon) : l'athlete Bruce Jenner arrive 2e de la course mais est le vainqueur du decathlon

Aux JO de Montréal, en 1976, Jenner remporte le décathlon. (Photo Picture Alliance. Rue des archives)

La famille Kardashian en surchauffe

Jenner se marie trois fois, notamment avec une ex d’Elvis Presley, et, en 1991, avec la dernière de ses conquêtes, Kris Kardashian, fraîchement divorcée de l’avocat Robert Kardashian, ami du joueur de football américain accusé de meurtre O.J. Simpson. Energique, celle-ci remet en selle la star déchue et le couple aura deux enfants qui rejoignent le clan des «K» : Kylie et la mannequin Kendall. C’est plus tard que naît l’idée providentielle d’une télé-réalité familiale, lacrymale et tapageuse, l’Incroyable Famille Kardashian, qui engendrera contrats et produits dérivés pour tous. Dans son livre, Jenner règle ses comptes avec son ex, une «momager» (mi mère mi manager) qui gère l’intégralité de ses finances dans une maisonnée constamment sous surveillance télévisuelle. Dans la série, l’ex-Bruce Jenner apparaît comme le patriarche chahuté et à la masse d’une grande famille recomposée qui, à ce jour, continue de l’appeler «papa».

La transidentité en question

Il est surtout question, à travers l’évolution des mœurs, de l’acceptation du genre : l’un des seuls modèles identificatoires des personnes trans a longtemps été Christine Jorgensen, soldate opérée au Danemark au début des années 50. «Je ne me suis jamais sentie entière, c’est comme si j’étais deux personnes à la fois, écrit de son côté Jenner. Les questions sur l’identité sont devenues chez moi une interrogation vingt-quatre heures sur vingt-quatre.» Le plus troublant dans ce portrait solitaire reste la manière dont la future Caitlyn, dépositaire d’un embarrassant secret, tâtonne et avance masquée : «Quand je me regarde dans le miroir, je vois un corps que je déteste fondamentalement.» L’auteure décrit cette scène primordiale : à 10 ans devant la glace, l’enfant enfile la robe de sa mère et une écharpe en guise de perruque. Un rituel de travestissement maintes fois répété par la suite, à l’âge adulte, lorsque Jenner commandera des vêtements de femme ou empruntera ceux de ses épouses ou de ses filles lors de virées en voiture qui lui permettent de vivre quelques minutes, en catimini, conformément à son véritable genre.

Jenner s’est confiée à ses compagnes et après maintes tergiversations, entame un parcours de transition dans les années 80 : sa dysphorie de genre est diagnostiquée en thérapie et elle débute une cure hormonale. Mais elle interrompt son traitement par crainte de passer pour une «freak», notamment auprès de la presse people qui la traque sans relâche. Après sa séparation d’avec Kris, Caitlyn franchit enfin le pas vers une transition «M to F» («male to female») : féminisation du visage, épilation faciale, augmentation des seins et ablation de la pomme d’Adam. Non sans une certaine parenté avec la rhétorique chrétienne «born again», Caitlyn Jenner dit d’elle-même qu’elle a «2 ans».

Au même titre que l’analyste militaire Chelsea Manning ou que la comédienne Laverne Cox (Orange Is the New Black), sa surexposition médiatique contribue à faire connaître la condition trans. «J’étais dans un tel état d’euphorie pendant les deux premières années de ma transition que les problèmes de cette communauté me passaient au-dessus de la tête», reconnaît-elle. Si Caitlyn Jenner se consacre désormais à des œuvres caritatives, elle reste une figure controversée. Pony Knowles, directeur national de Sage, une organisation en charge des personnes âgées LGBT à New York, contextualise : «Heureusement qu’on ne m’a pas demandé d’être porte-parole de toute une communauté à la minute où j’ai fait mon coming out. J’admire Caitlyn Jenner pour ses efforts auprès de la communauté, mais c’est à peu près tout ce qu’elle peut faire, pour être honnête.» Aux yeux d’un certain nombre de personnes LGBT, le parcours atypique de Caitlyn Jenner masque les violences dont sont victimes les personnes trans aux Etats-Unis. Ce qu’elle reconnaît volontiers : «Je suis une femme blanche et riche.» «Les femmes trans, en particulier les femmes de couleur, passent leur vie à lutter pour survivre : trouver un travail, une assurance santé, échapper aux agressions, rappelle Pony Knowles. [Caitlyn Jenner] a accès à la chirurgie, à une couverture médicale, à des financements et à une famille, des choses que presque aucun d’entre nous n’a la chance d’avoir. Sa lutte n’est pas représentative de l’expérience trans.»

Le boulet Trump

Républicaine et conservatrice comme sa famille, Caitlyn Jenner, invitée dans l’émission télévisée d’Ellen DeGeneres, confessait avoir longtemps hésité à se prononcer sur le mariage ouvert à tous. Jenner est surtout l’un des rares soutiens médiatiques de Donald Trump : c’est justement l’angle mort dont il n’est pas fait mention dans le livre, pourtant rédigé après l’élection de novembre. Malaise ? Pendant la campagne présidentielle, Jenner assurait pourtant que Trump «serait un bon soutien pour les droits des femmes». Depuis, elle a évoqué un «désastre» pour la communauté et interpellé le président américain, qui entend légiférer contre la neutralité des toilettes pour les personnes trans dans plusieurs Etats. Dans son livre, elle reconnaît que le Parti républicain a encore beaucoup à faire en matière de droits LGBT. Difficile, pour l’instant, de savoir si la capacité d’influence de Jenner suffira à infléchir la ligne conservatrice de l’administration Trump en matière de droits des minorités. Une seule certitude au terme de cette longue opération promo : la notoriété de Caitlyn a fini par éclipser celle de Bruce.

The Secrets of My Life, Caitlyn Jenner, Grand Central Publishing.

ParClémentine Gallot

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