Elections : dix ans après les violences, le Kenya retient son souffle

Published 07/08/2017 in Planète

Elections : dix ans après les violences, le Kenya retient son souffle
Raila Odinga entouré de ses supporteurs massaï, mercredi à Suswa.

Reportage

Le scrutin général de ce mardi, qui oppose Uhuru Kenyatta, le président sortant, à Raila Odinga, risque de faire replonger le pays dans une spirale destructrice. En 2007, plus d’un millier de personnes avaient été tuées.

Samy longe le bidonville de Kibera, l’un des plus grands de Nairobi. Dans son break blanc, le chauffeur de taxi ne décolère pas depuis sa mésaventure de la veille. Il s’est brouillé avec une vieille connaissance : son laveur de voiture. Comme il le fait depuis dix ans, Samy s’était garé devant la boutique aux aurores : «Il avait l’air bizarre. Il m’a dit de ne plus remettre les pieds chez lui, et que si le président Kenyatta était réélu, il brûlerait ma voiture et me trancherait la gorge.» Samy, comme le Président, est un Kikuyu, le laveur est d’ethnie luo, comme Raila Odinga, principal opposant. Au Kenya, les tensions tribales sont permanentes : on vote en très grande majorité pour son clan. Depuis un mois, les témoignages de violences se multiplient. «Ce scrutin [les élections générales de ce mardi, ndlr] fout tout en l’air, souffle Samy. J’espère qu’on ne va pas revivre ce qu’il s’était passé il y a dix ans.»

Fin décembre 2007, le Kenya s’embrase à l’annonce du résultat des élections : Odinga, candidat de l’opposition, revendique la victoire avant que Mwai Kibaki ne déclare finalement sa propre réélection. Les opposants dénoncent des fraudes massives, relevées par les observateurs internationaux. S’ensuivent des manifestations violentes dans la capitale et dans toute la vallée du Rift.

Samy se le rappelle comme si c’était hier : «Je rentrais chez moi. Il y avait des cadavres tout autour de la route à l’entrée de la ville.» Exécutions ciblées, viols collectifs, violences policières, incendies volontaires… Durant plusieurs mois, le pays s’enfonce dans un conflit tribal. L’intervention de Kofi Annan, alors secrétaire général des Nations unies, apaise les tensions entre Kikuyus, Kalenjins et Luos, grâce à la constitution d’un gouvernement de coalition entre les deux adversaires. Au total, plus de 1 100 personnes ont perdu la vie, plus de 600 000 ont été déplacées.

Un concert pour apaiser les tensions

Cette année, gouvernement et opposition appellent au calme et à la retenue. Le Mouvement démocratique orange de Raila Odinga annonce d’ores et déjà sa victoire, bien que rien ne la laisse présager. Une rhétorique qui pourrait conduire à des troubles si le résultat n’est pas celui attendu : pour certains électeurs, l’élection est gagnée d’avance. Si leur candidat venait à perdre, la seule explication serait celle d’un scrutin truqué.

La mort, dans des circonstances opaques, d’un responsable de la commission électorale le 29 juillet ne pouvait alors qu’alimenter les soupçons. Christopher Msando détenait des informations capitales sur le processus d’annonce des résultats. Si son meurtrier l’a torturé, comme l’affirme le président de la commission, il pourrait avoir subtilisé des informations utilisables pour fausser le scrutin. La situation rappellerait alors celle de 2007, lorsque Raila Odinga avait appelé les siens à manifester après l’annonce de sa défaite. Pour éviter de nouveaux troubles, le Kenya a soumis 19 comtés, identifiés à risques, à une surveillance étroite de la police et l’armée. A Nairobi, les bidonvilles sont les premiers concernés. En 2007, c’était à Kibera, place forte de l’opposition, que les violences avaient débuté dans la capitale.

Certains jeunes du quartier tentent d’apaiser la situation : le 23 juillet, un concert a été organisé par l’association Made in Kibera. «Même si on nous vole les élections comme en 2013 ou en 2007, il ne faut pas qu’on retombe dans cette spirale, explique Philip Oio, membre de l’association. Des voisins m’ont dit : “Pourquoi on se laisserait marcher sur les pieds ? S’ils nous volent, on les tue.”»La tension est telle que nombre d’habitants, pourtant inscrits au bureau de vote local, ont préféré rentrer dans leurs villages natals. Le bidonville se vide petit à petit. Les bus de Nairobi en direction de la campagne sont bondés, et les prix ont doublé pour aller jusqu’à Kisumu, le fief de l’opposition, sur les berges du lac Victoria.

«Juste des paroles»

Elizabeth, pourtant victime des violences de 2007, n’a pas pu quitter son bidonville. A l’époque, arrivée à Nairobi pour les fêtes de fin d’année, juste après l’élection, elle s’était retrouvée entourée par un groupe d’hommes, le soir du 31 décembre, et avait reçu un coup à la tête. Violée, elle s’était réveillée le lendemain matin nue, abandonnée dans la rue. Elizabeth est désormais maman d’une fille de 9 ans et est atteinte du sida. Assise dans son bedsitter, une petite habitation en tôle qui n’a de place que pour un lit, elle voit le climat se détériorer : «Les habitants du bidonville se parlent comme avant l’élection de 2007. J’ai vraiment très peur.» Quelques jours auparavant, une altercation a éclaté entre ses voisins : «Il y en a un qui a mis le feu à la maison de l’autre.»

D’autres parlent même de gangs armés qui se préparent à l’affrontement. Pourtant, il y a encore six mois, quasiment personne ne pariait sur des violences. Le Kenya tout entier répétait à l’envi «plus jamais ça». Mais depuis, la situation a changé, la fièvre électorale s’empare du pays. «Ce sont juste des paroles», tempère Marc, 30 ans. Il a vécu la précédente élection et ne veut pas croire que sa ville puisse de nouveau s’embraser : «Tout le monde a compris que ça n’avait servi à rien, que ça nous avait affaiblis. Pourquoi est-ce que ça recommencerait ?»

Comme lui, un grand nombre de jeunes éduqués refusent de céder à la peur des violences : «Les hommes politiques sont des corrompus, c’est prouvé. Pourquoi devrait-on continuer à les suivre, les soutenir, alors qu’ils ne font rien pour le peuple et s’intéressent seulement à leurs tribus ? Ça n’a pas de sens, et j’espère qu’on l’a tous compris.» En attendant que les urnes donnent leur verdict, la ville de Nairobi se prépare au pire. Dans un sondage largement repris par les médias locaux, 70 % des Kényans disaient redouter de nouvelles violences.

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ParBastien Renouil, correspondant à Nairobi

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