Une grève inédite dans le judo français

Published 11/10/2017 in Sports

Une grève inédite dans le judo français
Séance d’entrainement des équipes de France judo hommes et femmes à l’Insep, à Paris, le 31 janvier.

Sport

Réunies mardi soir, les huiles de la fédération française de judo ont tenté d’éteindre la grogne de l’élite du judo français – excepté Teddy Riner – qui proteste contre l’exclusion des entraîneurs de club des tapis de l’Insep. Un mouvement inédit dans un milieu taiseux, causée par les mauvaises performances françaises aux Mondiaux.

Hors du tapis, la lutte finale – ou presque. Réunies exceptionnellement mardi soir, les huiles de la fédération française de judo ont tenté d’éteindre un incendie dévorant la crème des athlètes de l’art martial – pourtant réputé élève modèle de la classe olympique. Face à eux, les présidents de club, remontés comme jamais. Lundi, à leur appel, l’élite du judo français s’était mise en grève, boudant les tatamis de l’Institut national du sport, de l’expertise et de la performance (Insep). Le mouvement entérine un bras de fer entre clubs et système fédéral d’une dureté rare dans le monde du judo, où d’ordinaire, malgré les tensions et rancœurs latentes, on encaisse en silence et on étouffe la dissension. 

Egos

La crise actuelle est la conséquence immédiate des mauvais résultats de l’équipe de France aux Mondiaux de Budapest début septembre, le pire résultat collectif de l’armada tricolore depuis 2009. Les quatre médailles – dont les sacres de Teddy Riner et Clarisse Agbegnenou, ainsi que le bronze dans la compétition par équipe – n’ont pas réussi à masquer la débâcle d’une sélection à la peine – euphémisme – dans les autres catégories. Et particulièrement chez les hommes, phénomène déjà observé lors des Jeux de Rio. Le tout contraste avec la forme insolente du judo japonais, qui avait pourtant touché le fond à Londres en 2012, et dont les athlètes français semblent aujourd’hui à des années-lumière en termes de niveau. Un sombre bilan qui ne fait pas débat dans le microcosme judoïstique. Le problème étant que chacun a sa petite idée sur les responsables des sous-performances tricolores, et que les égos de chacun sont énormes.

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Le premier à avoir lancé les hostilités est Stéphane Nomis, président du club Flam 91, basé à Longjumeau (Essonne), et où sont licenciés trois des titulaires de l’équipe de France à Budapest (Marie-Eve Gahié en -70 kg, Walide Khyar en -60 kg et Kilian Le Blouch en -66 kg). Trois jours après la fin des Mondiaux, il sort la sulfateuse sur Facebook en annonçant sa décision de «sortir» ses athlètes du système fédéral (soit l’Insep), afin de «les entraîner de manière plus réfléchie en visant la haute performance», avec «un staff de spécialistes choisi sur des critères méritocratiques».

Nomis est un type un peu à part dans le judo français, une grande gueule qui ne doit rien à personne. Pensionnaire de l’Insep dans les années 90 mais privé des plus grands rendez-vous par la domination de Djamel Bouras dans sa catégorie, Nomis a ensuite fait fortune dans les technologies informatiques en montant son entreprise, Ippon Technologies (24 millions de chiffre d’affaires en 2016 selon les Echos). Depuis 2012, il a repris les rênes de son club d’enfance, dans lequel il investit entre 300 000 et 400 000 euros par an, «[ses] deniers personnels», comme il l’assure au Parisien. Du coup, l’ex-international tricolore attend «un retour sur investissement». Pour Nomis, les méthodes de la Fédé sont archaïques : pas d’utilisation de la vidéo, pas de préparation physique «digne de ce nom», des faiblesses dans le coaching technique, un surentraînement causant des blessures à répétition (sur les derniers Mondiaux, trois judokas étaient engagés malgré de sérieuses blessures aux jambes)…

Pyramide

La structure du judo française est complexe. A la base de la pyramide, les clubs forment les judokas pour le haut niveau, versant aux meilleurs d’entre eux une bourse ou leur assurant une petite rémunération en leur confiant des cours. Quand ceux-ci atteignent un niveau intéressant aux yeux de la Fédération, ils se voient proposer une convention fédérale avec la direction technique nationale (DTN). Une fois la convention signée, ils deviennent permanents de l’Insep, sorte d’ENA du sport français, où ils se préparent pour les échéances internationales. Ils s’entraînent alors quasi-exclusivement avec les entraîneurs nationaux, dans le dojo de l’Insep au cœur du bois de Vincennes. Mais, jusqu’à présent, les entraîneurs de clubs avaient accès à l’Insep, où ils pouvaient continuer, trois jours par semaine, de coacher leurs ouailles sur le tapis lors des «entraînements de masse» (grandes séances collectives). Une façon d’entretenir le lien avec les clubs d’origine, sous lesquels ils continuent de combattre pour les championnats de France ou la Coupe d’Europe des clubs par exemple.

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C’est ce point qui a fait des étincelles et mis le feu au judo français. En réaction au coup de gueule de Nomis – partagé en privé par de nombreux entraîneurs, mais dont la virulence reste marginale – l’inamovible président de la Fédération Jean-Luc Rougé décrète que les entraîneurs de clubs n’auront plus accès aux entraînements de l’Insep. Les coachs sont accusés d’y semer «la cacophonie». Sous-entendu : les responsables des fiascos récents à l’international, ce sont eux. Désormais, ils ne pourront accéder à l’Insep qu’en tant qu’observateurs, dans les gradins et en civil, sans le droit de communiquer avec leurs athlètes, et deux fois par semaine maximum. Une ligne dure soutenue par certains entraîneurs nationaux, comme Larbi Benboudaoud, en charge de l’équipe féminine.

«Focus»

Annoncée en des termes peu amènes, la nouvelle règle est vécue comme une «déclaration de guerre» par les clubs, qui ripostent le 4 octobre en emboîtant le pas de Nomis, comme un seul homme. Les entraîneurs appellent à un boycott de durée indéterminée des sessions à l’Insep par les «athlètes volontaires des groupes élites». La Fédé refuse de jouer l’apaisement. Sur le site de l’Esprit du judo, Jean-Claude Senaud, le directeur technique national, est lapidaire : «Pour moi, il n’y a pas de grève puisqu’il n’y a aucun lien de subordination entre la Fédération et les clubs.» En parallèle, les instances dirigeantes font savoir que tout gréviste se verra privé de compétitions internationales.

Résultat : lundi matin, ils n’étaient que cinq – dont Teddy Riner – sur les tapis de l’Insep. Soit une centaine d’absents. Dans la foulée tombe un communiqué, voté à l’unanimité par 65 judokas (hommes et femmes) de l’élite française réunis en AG, demandant la «réintégration des entraîneurs de clubs», assortie d’un droit de visite d’au moins trois jours par semaine, et un accord écrit garantissant l’absence de représailles contre les grévistes. Ils demandent aussi la formation d’une commission «de personnes élues démocratiquement» afin de redéfinir la convention qui les lie à la Fédération. Membre du comité directeur de la Fédération, le titulaire chez les -100 kg Cyrille Maret met ainsi dans la balance sa sélection aux championnats du monde toutes catégories dans un mois au Maroc. Mardi, sous pression, ce dernier prenait ses distances avec le mouvement, exprimant dans l’Equipe l’impression «de s’être fait piéger» par des «revendications qu’il ne partage pas» et annonçant sa volonté de retrouver les tatamis.

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L’autre sélectionné pour ces championnats du monde n’est autre que le prétendant au titre Teddy Riner, qui a fait montre d’une solidarité singulière en postant sur Twitter lundi matin, au moment même où la grève débutait, une photo de lui soulevant des haltères sous-titrée «focus» («concentre-toi» en anglais). Il est vrai que ce dernier, qui vient de signer au PSG, pour le moment club sans structure ni entraîneur, n’est pas le plus concerné.

Mardi, la grève se poursuivait, après un entraînement de masse improvisé lundi soir à l’Institut du judo, à Paris. Du côté de la Fédé, les téléphones sonnent dans le vide. Côté judokas, hormis le communiqué collectif, on reste muet. A l’exception de Pape Doudou Ndiaye, arrêté pour six mois à cause d’une opération du genou, qui parle de «jour historique» et déplore l’absence de dialogue avec les dirigeants : «Nous avons essayé […] depuis des années d’échanger avec la Fédération sur notre manière de nous entraîner, nos conditions de vie, les critères de sélection et sur le respect et la considération qu’avait la Fédération pour nous.» Il évoque par ailleurs la fameuse convention, selon lui rejetée l’an dernier par les sportifs mais signée sous la menace de se voir supprimer les bourses mensuelles de la Fédération.

«Judo à deux vitesses»

Si d’aucuns voyaient derrière le mouvement d’humeur de Nomis des intentions politiques (lui-même est contradictoire à ce sujet, assurant ne pas vouloir de responsabilités mais réclamant «du sang neuf à la tête du judo français car on est dans le copinage, l’immobilisme»), l’intransigeance de la Fédération a serré les rangs. «Je suis pas spécialement pro-untel ou untel, mais là, ce sont les intérêts du judo qui sont en jeu», assure Pascal Renault, président du Sainte-Geneviève Sports Judo, champion de France des clubs en titre. S’il reconnaît que certains entraîneurs de clubs ont pu gêner certains entraînements, il s’insurge contre «une punition collective, une logique de cour d’école, alors que nous sommes des professionnels et qu’on a toujours travaillé en bonne intelligence». Du côté des athlètes, c’est surtout la petite rengaine post-Mondiaux de Jean-Claude Senaud dans les médias qui a mis le feu aux poudres : selon lui, les Français ne «performeraient» pas parce qu’ils sont trop dorlotés, trop choyés, pas assez durs pour le haut niveau. «C’est totalement inaudible, s’agace Pascal Renault. On parle de jeunes qui vivent pour la plupart avec 700 euros par mois, sont obligés de loger à des dizaines de kilomètres de Paris pour venir s’entraîner tous les jours ! Ils sont tout sauf dans le confort…» Renault remarque que les judokas les plus réguliers, Riner en tête, sont au contraire ceux qui gagnent le plus. «Une petite poignée comme Teddy ou Tchoum [Audrey Tcheuméo, ndlr] peut se payer un diététicien et un préparateur physique ad hoc, entre autres choses, et c’est pas un hasard s’ils réussissent ensuite, ajoute-t-il. Et qu’on arrête de nous parler des “guerriers” dans les pays de l’Est qui vivent à la dure : Poutine investit des millions pour ces gars-là.»

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Le vrai malaise est là : dans ce «judo à deux vitesses», dixit Renault. «La Fédé couve les numéros 1 et 2 de chaque catégorie, mais les 3, 4 ou 5 s’entraînent dans le vide. Alors que dans le judo, on a besoin de tout le monde : on ne peut pas progresser seul, et c’est là que la présence des coachs de clubs est importante.» En somme, les seconds couteaux sont fatigués de n’être que des sacs à viande pour médaillés mondiaux. D’autant que la conviction qu’une petite clique d’athlètes serait «protégée» – pour des raisons médiatiques autant que sportives – a pris racine. Surtout, ce sont les passe-droits octroyés au cas par cas qui irritent. Un exemple parmi tant d’autres : quand la Fédération française de judo, en janvier dernier, change d’équipementier, préférant le japonais Mizuno à Adidas, elle ordonne aux athlètes de bannir tout logo autre que la marque japonaise – malgré leurs contrats de sponsoring signés en leur nom propre. Le seul à être exempté de cette règle ? Teddy Riner, qui peut faire broder la griffe d’Under Armour sur son kimono de l’équipe de France…

«Teddy, c’est Teddy»

«On nous répond toujours, Teddy, c’est Teddy, on lui donne tout, explique un connaisseur du haut-niveau. Les autres comprennent qu’il est à part, mais pas que ça veuille dire qu’ils doivent vivre dans la merde.» Pour mettre fin à ce sentiment de favoritisme, les entraîneurs de club demandent l’établissement d’une «ranking list» nationale, à l’image du classement officiel de la Fédération internationale, «permettant de garantir la transparence et la neutralité des décisions» et «la fin de la double mission des entraîneurs nationaux de préparer et de sélectionner les judokas pour les tournois et compétitions de référence», qui les place dans une position de juges et parties.

Dans l’Equipe, Arnaud Perrier, le responsable des équipes de France, parle «de garçons et de filles sous pression, pris en otages par leur club». Mardi soir, la fédé s’est félicitée d’une «réunion de concertation constructive» avec les présidents de clubs. Parmi les propositions : une inévitable «charte» définissant les «droits et devoirs» de chacun et la promesse de travailler «en étroite collaboration, pour que chaque athlète n’ait pas de plan contradictoire d’entraînement». Enfin, quatre judokas seront chargés de représenter leurs pairs dans leurs interactions avec la DTN, qui promet par ailleurs de ne sanctionner aucun athlète ayant pris part à la grève, mettant en cause des «informations erronées». Fin de l’histoire? Le Sainte-Geneviève Sports Judo a d’ores et déjà appelé ses sociétaires à retrouver le chemin du tapis. A voir si le pansement tient jusqu’à la prochaine grande échéance… Pour mémoire, la dernière crise de cette ampleur opposant athlètes et Fédération remonte à 1979. A cette époque, le meneur des protestataires était un certain Jean-Luc Rougé.

ParGuillaume Gendron

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