Marrakech : un abri de lumière pour Saint Laurent

Published 04/10/2017 in Mode

Marrakech : un abri de lumière pour Saint Laurent
Yves Saint Laurent dans la villa Dar Es Saada, à Marrakech, durant les années 70.

Libé des historiens

Le musée consacré au couturier, qui sera inauguré le 19 octobre, retrace l’influence du Maroc sur ses créations et l’importance du lieu dans sa vie avec Bergé. Une manière aussi de construire un mythe.

Ce matin de septembre à Orly, les franchisés d’un distributeur d’électroménager partent pour leur séminaire annuel au Club Med de Marrakech. Ils sont tous coiffés d’un chapeau de paille à la marocaine : ils savent que le dépaysement est affaire de décors et de costumes. Deux éléments qui sont précisément à l’origine du musée Yves Saint Laurent, qui sera inauguré à Marrakech le 19 octobre.

Costumes

La photographie du couturier en djellaba, qui dissimule l’entrée du bâtiment, le confirme. La ville qu’Yves Saint Laurent découvre en 1966 a nourri l’exotisme de ce Parisien natif d’Oran. Dès 1968, il lance la veste saharienne, étrangement inspirée de l’uniforme de l’Afrikakorps, l’armée nazie au Maghreb, et des soldats coloniaux. Frappé par les couleurs dans les rues, il revisite tarbouchs, burnous et caftans. Saint Laurent transpose en vêtements le jardin du peintre Majorelle, acheté avec Pierre Bergé en 1980, et qui jouxte aujourd’hui le musée.

D’entrée, le vêtement est au centre de la petite communauté occidentale autour d’Yves Saint Laurent, où se donnent bals costumés orientaux et où s’invente en caftan un orientalisme bohème et chic.

L’actrice Talitha Getty, femme du millionnaire, se déguise en paysanne, mêlant broderies et guenilles. William Burroughs, familier du groupe à Marrakech, en donne une pochade crue dans la fiction d’anticipation The Wild Boys, publiée en 1971 : «Toutes les pédales de la planète campent ici et là déguisés en garçons sauvages. Il y a des costumes Bowery, ils ont l’air tachés d’urine et de dégueulis, mais si on les examine de près, on se rend compte que ce sont des broderies subtiles de fils d’or fin.»

Un ermite mondain

Le caftan comme le salon marocain autorisent l’abandon des codes mondains. Le Marrakech de Saint Laurent se veut aussi en retrait du monde. Ne s’y réfugie-t-il pas deux fois par an pour créer ses collections ? «Peintre de la vie mondaine» – «de la vie moderne», dit Pierre Bergé -, le couturier s’éloigne de ses contemporains pour mieux les saisir et les séduire. Mais un ermitage peut aussi être mondain. Dans les années 60, comtesses, héritiers et hommes d’affaire s’entourent d’artistes, nécessaires pour donner une touche d’originalité et créer les costumes et les décors comme le fait l’architecte Bill Willis. Dans un Maroc tout juste indépendant, cette jet society familière des Caravelle d’Air France invente un Orient de luxe qui fascine encore les magazines de décoration. Derrière les murailles, c’est un «style de vie» qui fait rêver, loin de Paris comme de Marrakech.

Terre marocaine

C’est bien l’inquiétude de la fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent : que le musée apparaisse hors-sol. Les architectes Karl Fournier et Olivier Marty, qui forment le Studio KO, ont donné des gages à Pierre Bergé qui voulait un bâtiment «ancré dans le Maroc». Ils connaissent le pays pour y construire des villas à la «marocaine», luxueuses car épurées. Rien n’y manque : calepinage de briques ocres, granito, béton, zelliges, vitraux. Les plantes locales disposées par le paysagiste Madison Cox, le veuf de Pierre Bergé, finissent d’enraciner le bâtiment.

Mais le rêve orientaliste résiste. Le fait que l’atelier du peintre Majorelle soit la matrice du projet y contribue. Car le Maroc du couple Saint Laurent-Bergé est aussi de pacotille, jeu de signes vidés de leur sens. «A chaque coin de rue à Marrakech, dit le couturier en 1983 dans le Monde, on croise des groupes […] qu’on dirait dessinés et peints, qui évoquent les croquis de Delacroix. C’est étonnant de se dire qu’ils ne sont en fait que l’improvisation de la vie.» Et lucide, de préciser qu’il s’est «annexé» cette culture. Aux «portes du désert», tous les «voyages imaginaires» sont possibles. En orientalistes encore, les deux hommes ont formé une immense collection d’objets ethnographiques dont une partie a nourri le musée berbère, ouvert dans l’atelier du peintre Majorelle, et fourbit l’immense bric-à-brac de la villa Oasis, dernière demeure du couple, conservée en l’état.

Ce projet est aussi le rêve d’un passé authentique. Les Marocains proches du couple n’étaient-ils pas antiquaires ? Le musée assume cette vision avec son style arts déco et ses matériaux patinés. Le clinquant laiton deviendra vite vert-de-gris. C’est l’étrange sensation qu’on a devant ce bâtiment aux échos années 20 : les relations entre le Maroc et la France semblent pacifiées sur l’autel d’une esthétique sans âge. Difficile ici de ne pas voir en Pierre Bergé un maréchal Lyautey local : lui aussi se piquait de lettres et voulait des édifices modernes mais inspirés de l’architecture marocaine.

Cénotaphe

Tout le monde rappelle que Pierre Bergé ne voulait pas d’un mausolée. Il y a déjà, dans le jardin Majorelle, un mémorial qui rappelle les tombeaux néoclassiques des jardins de fantaisie, avec sa colonne romaine ruinée. Et les cendres du couturier ont été dispersées dans la roseraie de la villa Oasis. Mais la tentation de l’éternité est irrésistible, d’autant que le luxe épuré a souvent des allures funéraires. Passé l’entrée du musée, le visiteur pénètre un espace circulaire, ceint de vitraux et qui débouche vers le ciel. Il a tout du cénotaphe, d’un mausolée sans corps. Une stèle noire portant le monogramme en blanc confirme le caractère sacré du lieu.

La galerie Yves Saint Laurent, point d’orgue du parcours, prolonge cette impression. Le scénographe Christophe Martin, compagnon de route de Bob Wilson et des Galeries Lafayette, en a fait un lieu religieux. La galerie noire est jalonnée de 50 «looks» sans corps. Difficile de ne pas y voir le sépulcre d’une œuvre. D’autant que la «seule source de lumière» vient d’un immense portrait de Saint Laurent en blanc, dont le spectre se reflète sur l’estrade laquée de noir, alors que défilent sur les murs croquis et phrases du couturier et que des voix déclament ses textes.

Tombeau pour un artiste

Qu’on ne s’y trompe pas, le lieu ne fait pas la promotion de la marque. Le prêt-à-porter et les produits dérivés ont été vendus en 1993 à Sanofi-Elf Aquitaine puis en 1999 à Gucci-PPR, aujourd’hui groupe Kering. Le musée est une des entreprises destinées à convertir le couturier en artiste, voire en œuvre. Sa maison n’a-t-elle pas été fermée lors de sa retraite en 2002 ? Rien de surprenant à ce que ne soient exposés que des prototypes immaculés. La galerie ouvre par la robe Mondrian, suspendue dans une lumière immanente. Suivent des œuvres au carré comme la robe Iris d’après Van Gogh, figure du génie s’il en est, «chef-d’œuvre» du brodeur Lesage qui en fait la veste «la plus chère du monde». Tout le musée est rythmé par des images qui soulignent l’appétit visuel du couturier, son statut de dessinateur et sa proximité avec nombre d’artistes.

Un artiste doit avoir son jardin secret où créer. Rien de mieux que l’atelier d’un peintre, lieu de la conversion d’objets en art. Le collectionneur Pierre Bergé, qui avait déjà réussi à faire de Bernard Buffet un peintre couru, connaissait le pouvoir des musées pour convertir robes et accessoires en œuvres. Dès 1983, la première exposition de mode au Metropolitan Museum of Art s’ouvre avec une rétrospective Yves Saint Laurent. Depuis, elles se succèdent,jusqu’à celle des adieux, à Beaubourg en 2002.Mais tout cela est éphémère : les musées, au contraire, gravent dans la pierre la geste de l’artiste. «C’est la manière qu’ont les artistes de ne pas mourir tout à fait», déclarait, pragmatique, Pierre Bergé. Et Saint Laurent d’ajouter : «J’aimerais que dans cent ans, on étudie mes œuvres, mes dessins.» Tout est prêt.

Archives vivantes

Les vrais fantômes logent au sous-sol où le bâtiment se déploie. Des compactus (armoires de métal sur rails) accueillent accessoires, chaussures et robes dont les plus fragiles sont couchées, des précautions patrimoniales pour les 150 looks prêtés par Paris et renouvelés tous les cinq ans. En regard, une salle de mise en quarantaine et bientôt de décontamination par privation d’oxygène pourra détruire champignons et insectes. Enfin, pour la restauration des brocards, des plastiques comme des laines du musée berbère, une salle clinique du dernier cri. Sanctuaire blanc, comme un envers de la galerie noire ? Rien n’est moins sûr car ici le temps n’est pas arrêté. Le sous-sol conserve une bibliothèque et des archives. La technicité du lieu comme la pérennité de la fondation rassurent les donateurs. Déjà on s’affaire au dépôt des tissus d’un collectionneur hollandais de la médina, et à l’archivage des dessins de Bill Willis. Le musée crée un appel d’air pour quantité de fonds privés au Maroc.

Un centre culturel

L’enveloppe du bâtiment avec son appareillage de briques censé figurer du textile (et l’intérieur une doublure) rappelle les murailles qui cachent les riads. Quant au bâtiment qui semble monumental sur les vues de synthèse, il est en réalité modeste, sur une parcelle étroite, et de plain-pied. Il s’intègre à cet ancien quartier européen d’immeubles résidentiels badigeonnés de l’ocre emblématique de la ville. Et si la rue porte le nom du couturier, elle est encore inachevée. C’est que le cœur du projet n’est peut-être ni dans la geste architecturale ni dans la rétrospective, qui ressemble plutôt à une figure de proue. A écouter le directeur Björn Dahlström, attentif de longue date à la culture marocaine, et à voir les 150 personnes de la fondation, la vie du lieu bat ailleurs.

A l’évidence, le public viendra pour Yves Saint Laurent – et déjà devant l’entrée s’impatientent des touristes japonais et français, venus du jardin Majorelle voisin, qui reçoit plus de 700 000 visiteurs par an. Mais ce que les employés appellent le «centre culturel» comprend d’autres salles. L’une d’elles servira à des expositions d’art, d’anthropologie et de botanique. La première est sur le Maroc de Jacques Majorelle, réflexion ici salutaire sur l’orientalisme. Elle forme, avec le musée berbère, les deux faces d’une même histoire. Cette salle sera aussi un lieu de création contemporaine. Une galerie de photographie s’y ajoute, ainsi qu’un auditorium qui accueillera concerts, conférences et projections. Enfin, une bibliothèque publique rassemble 6 000 ouvrages sur l’histoire du Maroc et sur la culture berbère, dans un pays qui a mis longtemps à la reconnaître.

Sur-mesure

A l’évidence, toute la bonne société va accourir à l’inauguration du musée par la princesse du Maroc. Mais dans la ville, seuls les tailleurs les plus âgés se souviennent de Saint Laurent et de son influence, pour avoir «photocopié» ses smokings pour femmes d’après des images ou des originaux apportés discrètement par des domestiques. Bien peu savent qu’il résidait à Marrakech et qu’un musée ouvre ses portes. Quant aux souks, la marque n’y tient plus le haut du pavé, distancée par Gucci, Kenzo et Lacoste.

Reste que cette entreprise patrimoniale résonne dans un Maroc qui n’a de cesse de vouloir «préserver ses traditions», encouragé par la reprise récente du tourisme. Marrakech incarne à la perfection la manière dont le tourisme modèle le monde : le luxe y est «intemporel» et les traditions «immémoriales». L’histoire y entrera en contrebande.

ParManuel Charpy Chargé de recherche au CNRS, Irhis, université Lille-3, envoyé spécial à Marrakech

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