«La Belle» et les bêtes humaines

Published 17/10/2017 in Cinéma

«La Belle» et les bêtes humaines
La «belle» Mariam (Al Ferjani) face à la «meute» de policiers.

Critique

Kaouther Ben Hania dépeint le calvaire et la révolte d’une Tunisienne violée par des policiers.

C’est un cauchemar éveillé, une seule longue nuit d’errance en seulement neuf plans-séquences, qui commence comme un rêve. Le rêve de Mariam, partie faire la fête en cachette, et que l’on voit se vêtir de la plus belle des robes dans les toilettes d’un grand hôtel pendant le générique, accompagnée de sa copine qui la lui prête. Mariam danse, il y a une embrouille avec une autre fille, on n’entend pas les conversations, elle croise le regard d’un jeune homme, un secret chuchoté, et on se dit déjà, alors que le film a à peine commencé, que la cinéaste Kaouther Ben Hania a un formidable talent pour capter mille histoires en un seul mouvement de caméra, embrassant la totalité de l’espace et ceux qui s’y meuvent, quand aucun mot n’est audible mais que tout est montré dans les couleurs acidulées que renvoient les boules à facettes.

Mariam sort du dance-floor. Ellipse. On la retrouve titubante, ravagée, blessée, salie, sur la route, éblouie par les feux des voitures qui passent. Un jeune homme court après elle. C’est Youssef, le jeune homme au regard aimant, il est journaliste et il la pousse à porter plainte. Le viol a été englouti. Aucune violence physique n’a été montrée à l’écran.

Brèches. C’est au fil des plans-séquences qui découpent le film qu’on apprendra, comme on rapièce un tissu, que l’acte a eu lieu dans une voiture. Et que les criminels sont les policiers du commissariat dans lequel Mariam devrait se rendre, puisqu’il est le plus proche du lieu du crime. Mais comment porter plainte, quand ceux qui la recueillent sont les criminels ? Et comment se faire examiner quand, à l’accueil de l’hôpital, la femme qui prend les rendez-vous exige en préalable une pièce d’identité disparue dans le sac à main abandonné dans la voiture même de la police ? On suit donc Youssef et Mariam, Youssef qui épaule la jeune fille au début du film, et Mariam qu’on voit se redresser au fil de la nuit, jusqu’à renverser le rapport de domination dans le commissariat, dont elle sortira au petit matin, toujours titubante mais la tête haute.

Peu de cinéastes tentent de nouvelles formes et moins encore réussissent à ce qu’elles échappent à l’arbitraire. Ici, l’usage exclusif de plans très mobiles permet à Kaouther Ben Hania de montrer la quête d’une jeune femme comme un thriller à suspense. L’absence de montage dans les scènes, c’est-à-dire du battement habituel des champs et contrechamps, provoque un effet de vérité, grâce à cette vigilance qui scrute constamment le contexte, les arrière-fonds des bâtiments administratifs dans lesquels Mariam est ballottée. La cinéaste saisit ainsi en un seul souffle la mosaïque de mondes qui se côtoient dans la Tunisie post-2011. Des brèches s’ouvrent constamment, tandis que Mariam est confrontée à des embûches kafkaïennes qui rendent le labyrinthe de plus en plus étroit. Des brèches dans lesquelles Mariam peut entrer ou pas (accepter ou non une carte de visite), et qui rendent le film polyphonique alors même qu’il ne suit qu’un seul personnage. On dira que la Belle et la Meute, qui décrit les effets d’un viol, le chaos qui s’ensuit, tombe à pic car, selon les périodes, le sujet peut concerner, intéresser, lasser. Mais il tombe à pic aussi car la Belle et la Meute ne montre pas les hommes contre les femmes. Dans sa quête pour que sa plainte soit traitée, Mariam rencontre autant de fermeture du côté d’un sexe que de l’autre. Et de même, l’aide provient de tous bords.

Maîtrise. Le premier film de Kaouther Ben Hania, le Challat de Tunis, a été montré à Cannes par l’Association du cinéma indépendant pour sa diffusion (l’Acid), tandis que la Belle et la Meute a été vu dans la sélection Un certain regard. Un pas au-dessus ? Il aurait été plus audacieux et plus mérité qu’il soit en compétition officielle, tant on reste estomaqué par la maîtrise de la cinéaste, formée à la section scénario de la Femis, et l’émotion qui se dégage du film, notamment grâce aux acteurs, en premier lieu Mariam Al Ferjani mais aussi Ghanem Zrelli.

ParAnne Diatkine

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