Tristan Harris : votre attention, s’il vous plaît

Published 22/12/2017 in Futurs

Tristan Harris : votre attention, s’il vous plaît
Tristan Harris.

Portrait

Cet ex de Google milite contre les géants de la Silicon Valley, s’inquiétant de leur pouvoir toujours plus hégémonique sur nos vies et notre temps.

Combien de temps vous faudra-t-il pour lire cet article ? Cinq minutes top chrono, une opération réalisée d’un trait ? Ou devrez-vous vous y reprendre à plusieurs fois, après des interruptions plus ou moins consenties ? On ne parle pas du bébé qui pleure ou du bus après lequel il faut courir, mais de petites choses bien plus sournoises : une notification Facebook parce que votre cousin a eu la bonne idée de vous taguer sur une photo après un week-end en famille – un message WhatsApp de votre groupe de potes du lycée – un récapitulatif des tweets marquants de la journée.

Cette liste, non exhaustive, appartient à ce phénomène que Tristan Harris, 33 ans, appelle «l’économie de l’attention» qui, d’après lui, «pirate nos esprits». Ce trentenaire californien sait de quoi il parle. Jusqu’en 2016, il travaillait chez Google, comme «philosophe produit». Concrètement, il contribuait à l’app Inbox, boîte mail censément intelligente de la firme de Mountain View. Un jour, Harris décide de faire part de ses interrogations à ses collègues. Il envoie à une dizaine d’entre eux un PowerPoint de 144 pages, baptisé «Appel pour minimiser les sources de distraction et respecter l’attention de nos utilisateurs». «Ma présentation est devenue virale, se souvient-il, attablé dans un café de Mission, le quartier bohème tendance de San Francisco, où on le retrouve une matinée de novembre. Le lendemain, je suis allé au boulot et j’ai vu qu’une centaine de personnes étaient en train de regarder le document partagé. Le jour d’après, elles étaient 300.» Le doc finit même par remonter jusqu’au patron, Larry Page. «Les gens étaient globalement d’accord avec ce que j’écrivais, raconte Harris. Ça leur rappelait le slogan originel de la boîte, don’t be evil [“ne soyez pas malveillant”]

Mais l’inertie est trop forte, et rien ne bouge. «Tu ne peux pas changer le système de l’intérieur, regrette-t-il. Ce modèle économique est hyperrentable et permet à tous ces ingénieurs informatiques d’envoyer leurs enfants à la fac et de se payer une maison à San Francisco.» Le jeune homme finit par démissionner et lancer son mouvement, Time Well Spent, que l’on peut traduire par «du temps bien utilisé». Il ne se rémunère pas et vit sur ses économies.

Depuis, il sillonne les Etats-Unis, de plateaux télé en conférences TED, en passant par des séances de lobbying auprès des acteurs du secteur, pour marteler son message : «Jamais dans l’histoire une poignée d’ingénieurs (principalement des hommes blancs, âgés de 25 à 35 ans, vivant à San Fransisco), travaillant pour trois entreprises (Google, Apple, Facebook) ont eu autant d’impact sur plus de deux milliards de personnes.» L’an passé, le magazine The Atlantic l’a baptisé«seule personne pouvant prétendre au titre de conscience de la Silicon Valley».

Son café à peine commandé, Harris sort son iPhone. Rituel répété à chaque rendez-vous, où il le met en mode «conduite» pour ne pas être dérangé par des alertes intempestives. Sans round d’observation, il se lance sur le ring. Fiévreux, passionné, il décrit le téléphone, ce petit diablotin qui suce votre temps de cerveau disponible, comme le bandit manchot du XXIe siècle : souvenez-vous de ce numéro de Lucky Luke où même la présidente de la ligue des femmes contre les jeux de hasard finit par devenir accro à la machine à sous… Pour l’ancien ingénieur informatique, le péril est grave. Avec des accents messianiques, il dit : «Ce n’est pas qu’une simple question d’addiction. Notre civilisation est en train de s’autodétruire, car cette technologie progresse plus vite que nous.» Aux Etats-Unis, les utilisateurs de téléphone vérifient leur appareil près de 150 fois par jour. Les tentations sont aussi nombreuses qu’il existe de réseaux sociaux : «YouTube sait de mieux en mieux prévoir quelle vidéo il doit lancer pour te garder devant l’écran, même si cela te prive de sommeil. Instagram excelle à te montrer quelque chose que tu serais en train de rater, ou quelqu’un dont tu devrais être jaloux.» Comme les machines à sous, les applications parviennent à entretenir la flamme, à coups d’abonnés gagnés sur Twitter ou de streaks (classement des relations) sur Snapchat. Parfaites pour l’ego, ces petites sucreries ne compensent pas de nombreux effets négatifs. «Plus tu es connecté, plus tu ressens d’anxiété, affirme Harris. Certaines applications indiquent par exemple qu’un message a été lu par son destinataire. Cela crée une sorte d’obligation à répondre rapidement, sinon tu passes pour un mauvais ami.» Autant de techniques qu’il a pu étudier lors de son passage au Persuasive Tech Lab de Stanford, la prestigieuse université de la Silicon Valley. Cet écosystème tire selon lui la société vers le bas. Exemple sur Facebook, avec le mot-clé «Trump» : «L’algorithme ne sait pas ce que ça veut dire, mais il se rend compte que quand il est présent, tout le monde partage le contenu. Cela crée une indignation perpétuelle qui met la démocratie en danger, parce que pendant ce temps-là, on ne réfléchit pas à ce qui compte vraiment pour nos sociétés, le changement climatique, le “vivre ensemble”.» Il ne dit pas pour qui va son vote, mais a été chamboulé par la campagne présidentielle de 2016 et la victoire du milliardaire républicain.

Le soldat Harris ne veut pas mener ce combat seul. Trop déséquilibré, «face à des centaines d’ingénieurs informatiques derrière leur écran» : «Ça serait comme se battre au couteau contre un sabre laser.» Harris regarde plutôt du côté de la Commission européenne et des gouvernements, dont il espère qu’ils pousseront bientôt les géants de la tech à «rendre des comptes, sur leurs profits, mais aussi sur la façon dont ils ont pu influencer des élections». En attendant, ce San-Franciscain pur jus, élevé par une mère travailleuse sociale, continue son entreprise de sensibilisation pour une technologie «éthique», à la manière d’un repenti. Chez lui, le déclic est notamment venu lors d’un passage au Burning Man, le festival artistique qui se tient chaque année dans le désert du Nevada : «Cela m’a montré à quel point ma façon de voir le monde était étriquée, à quel point l’industrie de la tech et le consumérisme restreignent nos choix.» Pendant neuf jours, c’était aussi la première fois qu’il se déconnectait totalement.

Aujourd’hui, ce célibataire vit en colocation à San Francisco, au milieu «d’entrepreneurs, de scientifiques, de musiciens». N’allez surtout pas y voir une résurgence hippie du Summer of Love. Harris n’est pas hostile à la technologie. Simplement, plutôt qu’un «Apple Store», il rêve d’un «Help Store», où les applications mettraient les gens en relation. Mais dans la vie réelle.

Août 1984 Naissance à San Francisco.

2002-2006 Etudes d’informatique à Stanford.

2011 Sa start-up, Apture, est rachetée par Google.

2016 Quitte Google et lance Time Well Spent.

ParRomain Duchesne

Print article

Leave a Reply

Please complete required fields