Bruno Dumézil : «Le calendrier était un outil de pouvoir»

Published 29/12/2017 in Société

Bruno Dumézil : «Le calendrier était un outil de pouvoir»

Interview

Le médiéviste, maître de conférences à l’université de Paris-Nanterre, analyse la lente évolution du découpage des mois et des années en Occident, savant mélange de cultures romaine et catholique.

Caler le rythme de nos jours sur celui des planètes : c’est l’utilité première de notre calendrier. Avec ses 365 jours et ses années bissextiles, il permet de respecter scrupuleusement le temps que met la Terre à tourner autour du Soleil. Transposition de la mécanique des planètes, le calendrier transcrit aussi une partie de notre héritage culturel. Les noms des mois et des jours font écho à l’empire romain, qui célébrait Mars le mardi, Jupiter le jeudi, Jules César en juillet et Auguste en août. Les saints qui patronnent chaque journée, la numérotation des années «après Jésus-Christ», ou encore le dimanche chômé sont, quant à eux, les marques d’une appropriation chrétienne.

Si c’est bien le cours des planètes qui règle nos jours et nos nuits, la façon de mesurer le temps est loin d’être immuable. L’historien Bruno Dumézil, maître de conférences à l’université Paris-Nanterre, explique comment notre calendrier a pris forme au milieu de mille façons de voir passer le temps.

Notre calendrier est-il vraiment né dans l’Antiquité romaine ?

Beaucoup de choses ont été fixées à cette époque, à tel point que l’on pourrait dire qu’en termes de civilisation, nous sommes encore dans l’Empire romain. Pour être plus précis, notre calendrier est gréco-romain : lorsqu’il a instauré le calendrier julien en 48 avant Jésus-Christ, Jules César a fait appel à des savants d’Alexandrie, issus du monde grec. Le calendrier romain s’est donc inspiré de son ancêtre grec, qui utilisait lui-même des méthodes de calcul égyptiennes.

Les modifications de César ont un intérêt scientifique : en instaurant une année de 365 jours au lieu de 355, et en prévoyant une année bissextile tous les quatre ans, son calendrier se rapproche des 365,25 jours que met la Terre à tourner autour du Soleil. Mais c’est aussi une réforme politique qui lui permet de fixer les jours fériés. Cela avait pour effet d’interrompre les procès et de retarder le début des procédures administratives ou des batailles. C’était un outil de pouvoir.

César invente donc le calendrier politique ?

Non, il existait avant ! Dans la Guerre du Péloponnèse, l’historien Thucydide explique qu’il ne pourra dater les événements relatés qu’en fonction des saisons, chaque cité combattante ayant voulu garder son propre calendrier pour marquer l’opposition avec ses rivales. Cette logique se poursuit à travers le temps : plus tard, au VIe siècle, le roi des Ostrogoths tente de faire adopter son calendrier au roi des Burgondes en lui offrant une horloge.

Il faut donc imaginer qu’à l’ombre du calendrier julien, la fin de l’Antiquité et le début du Moyen Age sont marqués par une diversité de calendriers ?

Plusieurs calendriers cohabitent, et cela est parfois difficile à gérer. Dans une même ville, la cathédrale et le pouvoir politique n’ont pas le même calendrier. Le rythme du temps varie aussi en fonction des métiers. C’est le cas des métiers judiciaires : les tribunaux ferment pendant les moissons, les vendanges, ou les anniversaires des membres de la famille impériale. Du point de vue religieux, les calendriers chrétien et judaïque cohabitent. Mais, au sein même des communautés chrétiennes, les temps forts de l’année varient en fonction des saints que l’on célèbre. Enfin, n’oublions pas les calendriers agricoles, qui rythment l’année en fonction des saisons et des travaux des champs, et qui ont leurs propres fêtes comme celles de la Saint-Jean.

Face à tout cela, à Rome, l’empereur fait preuve d’un grand pragmatisme. Ainsi, il tolère que les Juifs ne comparaissent pas au tribunal les jours de shabbat. De même, les fêtes païennes sont tolérées. Mais c’est l’intérêt économique qui prime : si des intempéries mettent les moissons en péril, toutes les fêtes sont suspendues pour sauver les récoltes.

Au milieu de tous ces calendriers, c’est donc surtout le catholicisme qui impose ses repères temporels en s’appropriant le calendrier julien. Comment s’enclenche cette évolution ?

Cela commence avec l’empereur Constantin (310-337). Premier à se convertir au catholicisme, il entraîne la cohabitation des temps romain et chrétien dans le calendrier. Au IVe siècle, les empereurs reconnaissent les jours de fête chrétiens et les intègrent au calendrier. L’enjeu était notamment de placer le jour de repos hebdomadaire : cela devait-il être le jeudi, jour de Jupiter, ou le dimanche, jour du Christ ? Rapidement, le dimanche l’emporte dans la loi romaine, mais il faut attendre que l’un des arrière-petits-fils de Clovis impose le changement en 595 pour qu’il s’applique vraiment. Rome essaie aussi d’imposer son mode de calcul de la date de Pâques, ce qui est difficile car il s’agit d’un événement du calendrier lunaire à intégrer au calendrier solaire. De plus, les contraintes sont nombreuses : elle doit avoir lieu un dimanche, à une période où les jours rallongent, et pas le même jour que la pâque juive. Outre la rivalité avec le calendrier judaïque, il s’agit pour Rome d’imposer son autorité dans le monde chrétien. L’Irlande, convertie au Ve siècle, parvient à conserver un mode de calcul différent jusqu’en 664. Cependant, certains particularismes perdurent. Dans la péninsule Ibérique, le royaume suève de Galice refuse les noms des jours du calendrier chrétien, puisqu’ils font référence à des dieux païens : mardi est le jour de Mars, mercredi celui de Mercure… On décide de numéroter les jours, ce qui explique leur dénomination actuelle en portugais : segunda-feira (lundi), terça-feira (mardi), etc.

Le choix de faire débuter la numérotation des années avec «l’incarnation» (la naissance de Jésus-Christ) est-il aussi le fruit de longues négociations ?

L’idée apparaît chez un clerc grec du VIe siècle, mais il faut attendre le siècle suivant pour qu’un grand historien du monde anglo-saxon, Bède le Vénérable, l’impose en datant tous les événements qu’il relate selon ce principe. Auparavant, la date de la création du monde (début du calendrier juif) a pu être utilisée par les chrétiens. Mais cette date étant très lointaine, elle multiplie les risques d’erreurs de calcul. Au VIe siècle, Grégoire de Tours l’a utilisée pour relater l’histoire de Clovis : certains épisodes de la vie de ce roi sont donc un peu incertains.

Les systèmes de comptage des années sont donc multiples, et les auteurs de l’époque privilégient une datation relative, en prenant pour point de départ l’entrée en fonction d’un empereur, d’un roi ou d’un abbé. Un même document est daté selon plusieurs personnages, au risque de l’erreur : le moine qui chronique la fondation de l’abbaye de Cluny se trompe dans l’une des deux dates qu’il indique. On ignore donc si cette grande abbaye fut fondée en 909 ou en 910.

Le 1er janvier n’est pas un événement religieux. Pourquoi cette date s’est-elle imposée ?

Dans l’Empire romain, ce jour marquait la prise de fonction des consuls et la fête du dieu Janus, où il était d’usage de s’offrir des cadeaux. Au début du Moyen Age, plusieurs évêques expliquent dans leurs sermons qu’il s’agit de rites païens : or, si les gens s’offrent bel et bien des étrennes, la fête a probablement perdu son sens religieux. Certains proposent de changer d’année à Pâques, mais c’est finalement le premier janvier qui reste la date de référence.

Les ruptures au sein du catholicisme – les schismes orthodoxe et protestant – sont-ils importantes pour comprendre la diversité des calendriers ?

La réforme grégorienne du Xe siècle, puis la prise de Constantinople, capitale de l’Empire romain d’Orient, par les Croisés en 1204 entraînent une rupture : les orthodoxes refusent dès lors toute décision venue de Rome. En 1582, ils n’adopteront donc pas le calendrier grégorien mis en place par le pape Grégoire XIII, d’où le décalage des calendriers. De même, lors de la réforme protestante, les luthériens refusent le calendrier grégorien pour marquer leur opposition à Rome. Mais cela n’est que temporaire. Pourtant, ce changement a aussi des fondements scientifiques : le calendrier julien partait du principe que la Terre tourne autour du Soleil en 365,25 jours, alors que ce temps est plus long de quelques minutes. Au fil des années, cela avait créé un décalage de dix jours «excédentaires». Grégoire XIII les a donc supprimés en octobre 1582, et il a revu le système des années bissextiles pour éviter que ce décalage se reproduise.

Comment expliquer que notre calendrier grégorien se soit diffusé dans le monde entier ?

Parmi les facteurs d’explication, on peut citer le concile de Trente (1545-1563) qui visait à unifier les pratiques chez les catholiques dans un contexte de guerre de religion, ou la colonisation. Cette diffusion se fait aussi en Europe même : jusqu’au XIXe siècle, les habitants vivaient dans un univers local, sur une trentaine de kilomètres autour de chez eux, où les particularismes locaux du calendrier avaient du sens. Mais à cette période, le monde s’étend et fait naître le besoin d’un temps absolu. Et puis, n’oublions pas l’argument scientifique : ce calendrier est celui qui suit au mieux l’année solaire. C’est sans doute la raison principale.

L’hégémonie de ce calendrier a le mérite de simplifier la datation des événements. Est-ce une facilité pour les historiens ?

Aujourd’hui, l’histoire s’exerce de moins en moins à travers la fascination de la date exacte, comme lorsque nous apprenions que Charles Martel a arrêté les Arabes à Poitiers en 732… ce qui n’est pas si sûr. L’importance est plutôt de situer les événements les uns par rapport aux autres, ce qui donne du sens à la logique de datation relative du Moyen Age. Cela permet à l’historien de mieux saisir le temps vécu par les personnes de l’époque : l’an mil n’avait pas beaucoup de sens, car peu de gens savaient que l’on changeait de millénaire ! En revanche, se trouver dans la quatrième année de tel règne avait une signification. Ainsi, plutôt que de dire que nous passons à 2018, il peut être plus intéressant de penser que nous sommes dans la première année du règne de Macron.

ParThibaut Sardier, illustration Christelle Enault

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