Nouveaux médias, la danse de l’indépendance

Published 11/01/2018 in France

Nouveaux médias, la danse de l’indépendance
A la soirée de lancement du magazine «Ebdo», mercredi, dans le VIe arrondissement de Paris.

Décryptage

«Ebdo», le Média, Loopsider, AOC, «Vraiment»… En 2018, de nombreux organes de presse vont voir le jour. Journaux papier, webtélé ou vidéos d’information sur les réseaux sociaux, ils ont peu en commun si ce n’est d’invoquer leur éloignement des intérêts financiers.

En 2018, rien n’est apparemment plus tendance que de créer un média d’information. Au vu du nombre de floraisons en cours, ce début d’année a tous les airs d’un «printemps de la presse». Le projet le plus ambitieux déboule ce vendredi en kiosque : nommé Ebdo, le nouveau magazine (papier) des fondateurs de la revue de grand reportage XXI publie son premier numéro. Lundi, ce sera au tour de la webtélé proche de La France insoumise, le Média, d’inaugurer son «JT» quotidien, avec l’ambition affirmée de faire du journalisme plutôt que du militantisme. Deux événements peu comparables par nature, mais très attendus dans la profession. Il y a quelques jours, elle a aussi vu un nouvel acteur rejoindre le marché de plus en plus prisé de la vidéo d’info dédiée aux réseaux sociaux sous le nom de Loopsider, cofondé par Johan Hufnagel, ex-directeur des éditions de Libération. A la fin du mois, un autre ancien de Libé, Sylvain Bourmeau, ouvrira son «quotidien d’idées» en ligne, baptisé AOC. Concentré sur quelques semaines, ce bouquet d’initiatives s’inscrit en réalité dans un mouvement plus large, engagé depuis trois ou quatre ans avec les apparitions successives du 1, de Society, des Joursou encore de Brut.

«Biais idéologiques»

Tous ces nouveaux médias ont un point commun : ils revendiquent leur «indépendance», en en faisant l’un de leurs principaux arguments de vente. Qu’importe s’ils divergent sur la définition exacte de ce concept ou si certains nient parfois aux autres le crédit pour s’en réclamer. A l’unanimité, ils mettent en avant la composition de leur actionnariat, où les fondateurs-dirigeants sont le plus souvent majoritaires. Un gage d’autonomie selon eux, dont le sous-entendu est très clair : ils se distingueraient ainsi de nombre de journaux, radios et chaînes de télévision historiques, considérés comme non-indépendants car propriétés d’industriels et de milliardaires ayant de puissants intérêts économiques ailleurs que dans la presse. C’est le cas des grands quotidiens nationaux : le Parisien-Aujourd’hui en France et les Echos appartiennent à LVMH, le Monde au duo Xavier Niel et Matthieu Pigasse, le Figaro au groupe Dassault, Libé au groupe Altice de Patrick Drahi… De quoi nourrir le soupçon des «trois C» : collusion, connivence, censure. Vaste débat, qu’on n’engagera pas dans ces lignes.

Cet argument de l’indépendance capitalistique est au cœur du discours du Média, qui sera détenu par des «socios», à la fois actionnaires et abonnés payant au mois (environ 1,5 million d’euros déjà récolté auprès de 13 000 individus). «La détention par des grands groupes privés pèse lourdement sur les biais idéologiques des rédactions», justifie Aude Lancelin, tête d’affiche journalistique du Média. Virée de l’Obs en 2016, ce qui a valu récemment une condamnation au magazine, la journaliste vient de publier la Pensée en otage, un pamphlet – très argumenté mais peu étayé – sur le manque de liberté au sein des «médias dominants», livre dans lequel elle arrose au lance-flammes ses confrères. De façon beaucoup plus feutrée, plus dans le style de la maison, les initiateurs d’Ebdo, dont l’éditeur Laurent Beccaria (Les Arènes) et le journaliste Patrick de Saint-Exupéry sont les actionnaires de référence, ne disent pas autre chose.

Détenu majoritairement par un trio de fondateurs, dont deux ont travaillé avec Emmanuel Macron au ministère de l’Economie, le nouvel hebdomadaire Vraiment sera lancé le 22 mars. «Le fait d’avoir un actionnariat le plus diversifié possible est pour nous une garantie d’indépendance. C’est la répartition du capital qui la favorise, ou pas», affirme la directrice générale, Julie Morel. Suffisant pour se garantir de toute influence idéologique ? On jugera sur pièces. Le futur magazine partage avec Loopsider un gros actionnaire minoritaire commun, ayant investi plusieurs centaines de milliers d’euros dans chacun des deux médias : Bernard Mourad, dont le CV de banquier d’affaires, ancien de Morgan Stanley, ex-dirigeant d’Altice et proche de l’actuel président de la République n’est pas tout à fait anodin. De même que les parcours de la patronne du Média, Sophia Chikirou, et du directeur de publication d’Ebdo, Thierry Mandon, ont de quoi interroger : la première est l’ex-directrice de la communication de Jean-Luc Mélenchon, restée très proche du leader de La France insoumise – le second est un ancien ministre de François Hollande, historique du Parti socialiste récemment retiré de la chose publique. «Je comprends que, vu de l’extérieur, on nous fasse ce procès d’intention, répond Laurent Beccaria, qui a aussi entraîné dans l’aventure le maire écologiste de Grande-Synthe (Nord), Damien Carême, en tant que “représentant” des lecteurs. Mais l’arrivée de Thierry Mandon et de Damien Carême est due à nos liens d’amitié personnelle avec eux, pas à des aspects politiques. Ils n’ont pas de rôle éditorial dans Ebdo. Le lecteur verra bien si dans six mois on s’est transformé en feuille de chou socialiste…»

«Journal d’entreprise»

Au Média, on ne va quand même pas jusqu’à nier la proximité avec le camp mélenchonien. «Le Média a été créé par des personnalités qui ont notoirement des affinités avec La France insoumise, reconnaît Aude Lancelin. Nous faisons le choix d’assumer nos idées, mais cela ne veut pas dire que nous ferons le bulletin paroissial de ce mouvement. Nous nous adressons aussi aux écologistes et aux progressistes.»

Qui dit indépendance capitalistique ne dit pas forcément neutralité politique… Et l’absence de neutralité n’exclut pas de faire de la bonne information, si tant est qu’elle est produite avec honnêteté. L’histoire de la presse regorge d’exemples de revues et journaux engagés de qualité, comme l’Humanité. «Quand les sphères politiques et médiatiques se rejoignent, c’est une régression par rapport à une autonomisation qui reste récente, nuance le taulier d’AOC, Sylvain Bourmeau. En tout cas, si l’on considère que la démocratie consiste en une séparation des pouvoirs… Pour moi, le Média, c’est la même chose qu’un journal d’entreprise. Ce n’est pas mal en soi, mais c’est comme si la Fnac faisait un journal culturel. On ne pourrait pas le comparer auxInrocks ou à Télérama

Au-delà de la question politique, on ajoute, partout dans ces jeunes médias, que l’indépendance n’est pas seulement une affaire capitalistique, mais aussi économique. Sans toujours avoir la même idée derrière la tête. «Pour être indépendant, il faut être rentable», dit Giuseppe de Martino, président de Loopsider, média gratuit qui projette à ce stade de se rémunérer par la publicité. Une source de revenus catégoriquement refusée par le Média et Ebdo, pour qui le fait de se lier à des annonceurs débouche nécessairement sur un dévoiement du journalisme, obligé alors de complaire aux marques. «Quand on parle d’indépendance des médias, on pense immédiatement à la dimension capitalistique, abonde Sylvain Bourmeau. Je ne veux pas la minimiser, mais je me soucie autant du problème de dépendance du journalisme à ses modèles économiques. Ils me semblent pouvoir faire plus de dégâts que certaines formes de dépendances capitalistiques. Par exemple, la logique de fonctionnement de la publicité dans le numérique, qui entraîne la course au clic, m’inquiète beaucoup.» Le business plan d’AOC prévoit que la publicité ne comptera pour pas plus de 5 % du chiffre d’affaires. C’est 20 % à Vraiment, où l’on dresse un constat similaire.

A Explicite, le média lancé par des anciens journalistes d’iTélé, qui a ouvert son capital au financier Guillaume Rambourg, on pousse le raisonnement un peu plus loin. Il devait à l’origine produire de l’information vidéo accessible gratuitement sur les réseaux sociaux (comme Loopsider et Brut). Mais après quelques mois de tests, il a décidé de changer de formule, dont la nouvelle est espérée au printemps, pour devenir un média payant sur abonnement, doté d’un site et d’une application propres. «Je ne vois pas comment l’on peut bâtir un média indépendant quand votre diffuseur s’appelle Facebook, remarque Olivier Ravanello, le boss d’Explicite. Du jour au lendemain, il peut changer son algorithme et transformer votrereach [la taille de l’audience pouvant être atteinte, ndlr]. C’est comme si le CSA pouvait décider d’un seul coup que TF1 ne serait plus diffusé en Bretagne…» Un journal peut-il être libre s’il vit sous la menace des caprices d’«omnipuissances» mondiales telles que Google, Facebook et consorts ? L’indépendance capitalistique a aussi ses limites.

Photo Fred Kihn

ParJérôme Lefilliâtre

Print article

Leave a Reply

Please complete required fields