FN : un député «balancé», des victimes intimidées

Published 14/01/2018 in Politique

FN : un député «balancé», des victimes intimidées
Bruno Bilde (à gauche), le 1er octobre à Poitiers.

Enquête

Bruno Bilde, élu du Pas-de-Calais, est accusé par plusieurs anciens assistants parlementaires de harcèlement sexuel. Le Front national tente de minimiser l’affaire.

Un après-midi d’octobre, dans sa chambre d’étudiant. Alexandre, 22 ans, se repose un instant sur son lit entre deux révisions, fait un tour sur Twitter, déroule le fil d’actu sur l’écran de son téléphone portable. On est quinze jours après l’éclatement dans la presse de l’affaire Weinstein. Affaire qui a libéré dans son sillage la parole de milliers de femmes, aux Etats-Unis comme en France, victimes d’autres hommes, de «leur» Harvey Weinstein, à des degrés divers. Ce lundi, la timeline d’Alexandre est inondée par le hashtag #BalanceTonPorc. Ça parle des agressions ou du harcèlement sexuel au travail ou ailleurs, des réflexions, des gestes déplacés. Des histoires vécues, dépeignant surtout les milieux des médias, de la politique, dans ce qu’ils ont de plus sale et sexiste : pressions, propositions malsaines, attitudes obscènes, ou pire encore. Alexandre, ex-assistant d’une eurodéputée FN, décide d’ajouter une pierre au mur des témoignages, «histoire de montrer que tous les partis sont concernés et que ça ne touche pas que les femmes, mais aussi les hommes», expliquera-t-il plus tard. «Vous croyez que je peux balancer un type aujourd’hui député qui ressemble à un goret libidineux et qui nous mettait des mains ?» interroge-t-il via son compte Twitter, prenant soin de ne pas en dire plus – et surtout pas de révéler l’identité de l’homme qu’il désigne ainsi. Mais dans la petite sphère frontiste, que l’ancien assistant parlementaire a côtoyée, certains saisissent la référence : ce doit être Bruno Bilde. Alertés, des journalistes contactent Alexandre. Le nom est confirmé du bout des lèvres.

Bruno Bilde n’est pas très connu du grand public. Les Français ne l’ont découvert qu’en juin, à la faveur d’un vote le propulsant à l’Assemblée nationale. Peu médiatique, volontairement discret, il n’en est pas moins un rouage majeur de l’appareil frontiste. A 41 ans, il est «conseiller spécial» de Marine Le Pen depuis des années, fut un temps son chef de cabinet, et reste un fin connaisseur des intrigues internes au Front national. Au courant de tout, omniprésent. Fils de la députée européenne Dominique Bilde, il est aussi proche de Steeve Briois, l’actuel secrétaire général du parti d’extrême droite et maire de Hénin-Beaumont, ville du Pas-de-Calais et terrain électoral de prédilection de Marine Le Pen (elle y a été élue aux dernières législatives). Bref, au Front national, Bruno Bilde est «incontournable».

C’est ainsi, en tout cas, que Mickaël décrit, un dimanche de novembre sur France 5, l’homme qu’il accuse de l’avoir harcelé. Comme Alexandre, Mickaël est un ancien assistant parlementaire qui a «décidé de parler», «parce que c’est le moment, que la période aide». Il a rencontré Bruno Bilde pour la première fois aux Journées d’été des jeunes avec Marine organisées à Nice, en septembre 2011. Mickaël a 20 ans à l’époque et est venu en qualité de contractuel à la fédération FN d’Ile-de-France. «La première chose qu’il m’a dite, c’est : “Tu as un beau cul.” Pas “bonjour”, ni rien. Je ne l’avais jamais vu de ma vie, il ne savait même pas qui j’étais», raconte-t-il. Les deux hommes se croisent de temps à autre, jusqu’à fin 2012, au «Carré», le siège du Front national à Nanterre, ou lors de meetings de campagne de Marine Le Pen. Puis plus rien jusqu’en 2016. Entre-temps, Mickaël a fait une pause avec le parti, est retourné à ses études, n’est revenu qu’après une proposition de poste au Parlement européen, à Strasbourg, dans l’équipe de Florian Philippot. Les remarques auraient repris aussitôt, dit-il, «même pendant la campagne» pour la présidentielle, l’année suivante. «A chaque fois que je croisais son chemin, il regardait mes fesses, avec beaucoup d’insistance, en disant : “Ça te fait vraiment un beau cul ce jean. On aimerait bien le prendre en main. J’aimerais bien que tu viennes ce soir.” Il le faisait avec tous les jeunes hommes, c’était connu et personne ne disait rien.» Pourquoi ? Parce que «c’est “le” proche de Marine Le Pen», dit Mickaël. «Si vous avez le malheur de l’ouvrir, vous risquez de perdre votre place. Alors vous baissez la tête, vous fermez les yeux, et vous faites comme si de rien n’était.» Sur France 5, il ajoute : «On se sent un peu mal car on a l’impression d’être dominé psychologiquement. On sait que cette personne est hiérarchiquement au dessus, qu’il est très proche de la patronne.»

Egalement interrogé, Alexandre en remet une couche : «Il se permettait des commentaires les plus graveleux, et aussi des gestes. Les mains sur les épaules, les massages… Moi, personnellement, ça a été plusieurs fois des mains sur les fesses.» Contacté par Libération, Alexandre reviendra sur cette version : par «plusieurs», il fallait entendre «deux fois».

«Ambiance lourdingue»

L’interview des deux hommes sur France 5 fait réagir au Front national. Certains proches du député, mais aussi des personnes issues d’autres cercles, tentent de raisonner Alexandre : «Cette déclaration va faire plus de mal que de bien. Une tape sur le ventre, un massage d’épaules, ça n’est pas une catastrophe !» lui écrit l’un d’eux. «Soyez prudents sur ces histoires de mœurs en interne : quand on déclenche les accusations et qu’elles sont instrumentalisées sans vérifications… On ira de fédération en fédération, et on s’apercevra qu’il n’y avait pas que des femmes ou jeunes filles agressées, malheureusement, mais aussi des ados et des jeunes hommes», s’avance un ancien cadre du parti, fantasmant des histoires dépassant le cas présumé du député.

Un compte Twitter anonyme publie alors une fiche de paye de Mickaël, datant de l’époque où il travaillait au Parlement européen, avec ce commentaire: «Tu gagnais 5 000 euros et tu connaissais ou tu aurais dû connaître les conditions avant d’accepter.» Comment cette fiche de paye est-elle sortie du bureau de la RH du FN ? Personne ne sait.

Parallèlement, Bruno Bilde tente de désamorcer la chose du côté des journalistes. Auprès de ceux qui enquêtent sur le sujet, il nie farouchement, en «off» parce qu’il «ne veut pas parler de ça». Mais «évidemment, jamais je n’ai agressé quelqu’un de ma vie !» dit-il. Les assistants qui l’accusent sont «des philippotistes» qui cherchent à «se venger». Le député a «des preuves» de ce qu’il avance. De toute façon, la parole des victimes présumées ne vaut rien : Mickaël, c’est «un fou»,«un mythomane au dernier degré». Alexandre, un «antisémite» qui a été «viré» de l’équipe de l’eurodéputée Sophie Montel à cause de tweets agressifs.

A l’ancien petit copain d’Alexandre – appelons-le Quentin -, qui n’a pourtant pas participé au reportage de France 5, le député envoie une photo pour le moins explicite : Quentin en train de pratiquer une fellation à Alexandre. Le texto est accompagné d’un message : «Alors que tout le monde diffusait cette photo, j’ai demandé à ce qu’on arrête de vous attaquer. Y compris après votre départ. Je trouvais ça nul, alors je ne comprends vraiment pas cette diffamation à mon égard. C’est injuste et grave.» Il ajoute : «Je peux t’assurer que j’ai dit à plusieurs personnes que c’était honteux.»

Selon différentes sources au sein du Parlement européen, le cliché tournait depuis des mois, parfois montré sous le manteau par des attachés parlementaires de Steeve Briois. Quentin et Alexandre étaient au courant. Le premier avait été alerté par un proche de Bruno Bilde au moment où il l’a découvert. Ce jour-là, le second avait répondu : «[La photo], ça fait longtemps qu’elle circule. D’abord à Debout la France [le parti de Nicolas Dupont-Aignan, ndlr]

Quentin, lui, a 24 ans quand il rencontre Bruno Bilde, en mars 2015. Le jeune homme, timide et peu sûr de lui, vient d’intégrer l’équipe de Sophie Montel. Celui qu’il accuse aujourd’hui fait alors partie des assistants. Plusieurs témoins parlent d’une «ambiance un peu lourdingue parfois», des blagues salaces, des surnoms donnés à d’autres assistants, «suce-dick» pour Chudzik, «j’avale» pour Laval, quelques clins d’œil complices, le tout «sur le ton de la plaisanterie».«Rien de plus», estime un proche de Bilde. Mais Quentin voit les choses différemment, parle de «gestes répétés, de massages sous couvert de “camaraderie”». Des mains «passées sous la chemise, sur le ventre», parce qu’on «fait un régime». «Il en avait pour ses frais à chaque fois», raconte un ami. Pourquoi Quentin n’en a-t-il jamais parlé à sa hiérarchie ? «Je ne voulais pas afficher ma réprobation, je n’osais pas. A l’époque, c’était quelque chose qui paraissait normal. C’était une ambiance perpétuelle, tout le monde l’acceptait.» La situation aurait duré plus d’un an. Bilde a pourtant démissionné, entre-temps, de son poste d’assistant parlementaire. Mais «il continuait à traîner à Strasbourg pendant les sessions», il «accompagnait Briois ou sa [propre] mère», Dominique.

Contactés par Libération, des proches de Bruno Bilde, qui travaillaient dans le même bureau à l’époque des faits supposés, parlent eux de «mensonges». Ceux qui l’accusent n’ont pu le croiser que «trois ou quatre fois», tout au plus, au hasard du calendrier et de la présence de chacun aux mêmes sessions. Et «il ne les a jamais touchés». «Je ne comprends pas pourquoi ils racontent ça, mais c’est n’importe quoi», dit l’un d’eux. Alexandre, «il cherche à faire parler de lui, il est ingérable, c’est un fouteur de merde». Au sujet de Quentin, certains admettent quand même que «oui, c’est violent» de savoir qu’autant de monde s’échangeait une photo de lui en plein acte sexuel, et qu’il y avait un député dans la boucle.

Depuis le reportage de France 5, deux mois ont passé. La pression est retombée. Les trois jeunes hommes, qui individuellement n’auraient pas envisagé une plainte, ont pris conseil auprès d’une avocate et commencé à «constituer un dossier». Mais ils ont «un peu décroché», l’un «pris par ses études», les autres lassés «des coups de fil incessants des journalistes», «des insultes des trolls sur Internet» et déçus que leur «prise de parole» n’ait pas «permis de libérer celle des autres».«Ça n’est pas arrivé, je vais passer à autre chose», dit Alexandre.

«Les preuves sont minces»

Mickaël sait que son témoignage, qui évoque surtout des réflexions, ne pèse pas lourd. Avec #BalanceTonPorc, «il y a eu un emballement médiatique qui a permis à certains, dont nous, de parler car nous nous sentions moins seuls, et que nous pensions – et je le pense toujours – que c’est un sujet dont il faut parler». «Mais il y a la difficulté d’obtenir des témoignages de personnes qui pourraient nous appuyer et qui préfèrent se taire pour des raisons diverses et variées.» Et puis il y a tout le reste, le temps de la procédure, le montant des frais de justice, les éventuelles conséquences sur le plan professionnel, la difficulté aussi à démontrer le harcèlement, «car les preuves sont minces». Démontrer l’«atteinte à sa dignité», les situations intimidantes, le préjudice…

«Au début, je n’avais pas prévu de témoigner à visage découvert. Je ne sais pas si je le referais», explique aujourd’hui Alexandre, regrettant un peu son passage à la télévision. Il raconte également avoir été dissuadé par ses parents, qui craignent pour leur réputation. Quentin, lui, dit qu’il n’a «pas abandonné l’idée» de porter plainte. Mais «je n’ai pas envie de retrouver mon nom dans les journaux».

ParTristan Berteloot

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