L’Amérique côté chaos

Published 22/04/2018 in Planète

L’Amérique côté chaos
A Miami (Floride), en juin 2017. 

Etats-Unis

Santé, éducation, infrastructures : la première puissance économique est à la peine sur de nombreux plans. Alors qu’Emmanuel Macron entame ce lundi sa visite à Washington, tour d’horizon des problèmes qui minent un pays persuadé d’être au-dessus du lot.

Lors de ses trois jours de visite d’Etat à Washington, qui débute ce lundi, Emmanuel Macron va donner des conférences de presse à la Maison Blanche, avoir son rond de serviette à des dîners fastueux et prononcer un discours sur les «valeurs» et la démocratie devant le Congrès, ce temple du parlementarisme américain si souvent cité en exemple pour le contrôle qu’il exerce sur le Président. Macron n’aura que le temps d’admirer, à travers les fenêtres de sa limousine, la blancheur marmoréenne de la capitale fédérale américaine, ses monuments aux proportions énormes et aux avenues infinies, cette «ville aux distances magnifiques» dessinée par l’architecte franco-américain Pierre Charles L’Enfant pour ringardiser et rétrécir ses homologues européennes. Le chef de l’Etat français va sans doute plus d’une fois entendre résonner The  Star-Spangled Banner, l’exaltant hymne américain qui célèbre «la terre de la liberté», le «pays des braves». Il vantera sans doute les mérites des Etats-Unis, «la meilleure nation du monde», selon la fédératrice maxime que répètent les politiques américains de tous bords, Donald Trump en tête. Et que reprend en chœur l’opinion publique, si on en croit les études du Pew Research Center, qui mesure tous les ans la permanence du sentiment patriotique : une majorité d’Américains estiment que les Etats-Unis sont «l’un des meilleurs pays du monde» (56 % des sondés), voire qu’ils «se dressent au-dessus de tous les autres pays du monde» (29 %).

«Ploutocratie»

Ce pays-superlatif a certes des arguments : un régime démocratique continu depuis sa déclaration d’indépendance de 1776, une Constitution modèle, dont le premier mot est «nous» («We, The People»), un statut de «leader du monde libre» dès la Seconde Guerre mondiale, un rang de première puissance économique mondiale… L’hégémonie militaire, financière, politique et culturelle des Etats-Unis depuis son avènement au XXe siècle est une évidence. Selon son PIB, le pays a conservé en 2017 sa place de nation la plus riche du monde, maintenant la Chine à distance. Avec un taux de chômage au plus bas depuis 1973 et une croissance solide, à faire pâlir d’envie la vieille Europe. Sans oublier bien sûr, produit de ce très grand et très divers pays de 324 millions d’habitants, un soft power sans égal, une recherche académique exceptionnelle, une créativité inépuisable et une puissance de communication incontournable. L’industrie musicale, le cinéma, la technologie ou les séries télé rendent les paysages, les accents et les modes de vie familiers même à ceux qui n’ont jamais mis les pieds aux Etats-Unis. Il y a fort à parier que le Français moyen qui a regardé The Wire connaît mieux les bas-fonds de Baltimore que, disons, Villeurbanne (vingtièmes villes les plus peuplées de leurs pays respectifs), ou sera plus expert en tractations à la Chambre des représentants qu’au Sénat français s’il a bien suivi House of Cards.

Ces évidences rappelées, rapprochons-nous un peu. Baissons-nous, même. Que voit-on, quand on soulève le tapis rouge de «l’exceptionnalisme américain», quand on quitte, même de quelques miles, les mégapoles côtières ? Des nids-de-poule qui créent de dangereuses sorties de route au pays de l’automobile. Des infrastructures qui s’effritent ou s’effondrent, des barrages qui se fissurent (lire pages 4-5), des trains qui déraillent. L’inexistence d’un système de santé public (lire pages 6-7). Une espérance de vie indigne d’une superpuissance économique. Une école très fortement inégalitaire. Une mobilité sociale plus basse encore aux Etats-Unis qu’en Europe, bien loin du sacro-saint «rêve américain», comme l’écrit l’intellectuel et activiste américain Noam Chomsky (Requiem for the American Dream). Une classe moyenne asphyxiée, quand les super-riches reçoivent des cadeaux fiscaux (lire page 18). Un racisme systémique. Un taux d’incarcération digne d’un régime totalitaire – les Etats-Unis représentent 4,4 % de la population, mais 22 % de la population carcérale mondiale (lire pages 14-15). Un taux d’homicides par armes à feu sans commune mesure avec les autres pays développés. Une société anxieuse, minée par les hypothèques ou les remboursements d’emprunts étudiants (lire pages 16-17), dopée aux amphétamines ou shootée aux opiacés.

Par leur structure et leurs pratiques, les institutions politiques américaines (lire pages 12-13) ne sont-elles pas incapables de répondre aux grands maux de l’Amérique d’aujourd’hui ? Paralysées par des élus en campagne permanente et asservis aux lobbys, aux multinationales et aux milliardaires qui dictent leur agenda, seuls à même de pouvoir régler la facture de campagnes aux coûts exorbitants. Les plus riches sont «plus actifs politiquement que ceux qui sont en bas de l’échelle sociale, et ont plus d’argent à consacrer à des fins politiques, précise l’économiste du MIT Peter Temin, dans A  Vanishing Middle Class (2017). Le résultat en  2016 a été que les deux tiers des Etats fédérés sont passés sous contrôle républicain, gouvernorats et parlements des Etats inclus […]. Dans la mesure où les très riches contrôlent l’argent public des Etats, nous vivons aujourd’hui dans une ploutocratie».

La couverture de l’actualité américaine a été dominée ces deux dernières années par le chahut du cycle électoral 2016, par les interférences russes, le chaos qui règne à la Maison Blanche et quelques tweets rageurs. Mais au-delà des breaking news et de leur tonitruant président, que sont vraiment les Etats-Unis en 2018 ? En janvier, Donald Trump avait qualifié les pays d’Afrique et de la Caraïbe de«shithole countries», des «trous à merde». Outre la vulgarité, c’est la condescendance de la formule qui frappe. Car sur de nombreux indicateurs, les Etats-Unis font grise mine. Voire, ont des airs de pays en développement, dans des domaines essentiels comme la santé, l’éducation, les prisons ou l’état des infrastructures. «Les infrastructures urbaines, des routes aux ponts en passant par les transports publics, se sont détériorés au point qu’ils ressemblent à l’état de décrépitude qu’on ne trouvait que dans des pays en développement», écrit Peter Temin. «Voyagez en Europe, au Japon, ou même en Chine, puis rentrez aux Etats-Unis, lui emboîte le pas son collègue du MIT, Noam Chomsky. Vous serez immédiatement frappés de voir que ce pays se délabre. Vous aurez souvent l’impression d’être de retour dans un pays du tiers monde. Les infrastructures s’effondrent, le système de santé est en ruine, le système éducatif a été mis en lambeaux, plus rien ne marche alors que les ressources sont prodigieuses.»

Le réel est tel qu’il ne trompe plus les chiffres. Pour la deuxième année consécutive, une première depuis les années 60, l’espérance de vie a reculé aux Etats-Unis en 2016, pour se placer au 30e rang mondial, entre le Costa Rica et Cuba. Un garçon né l’an dernier aux Etats-Unis vivra en moyenne 76,1 ans, une fille 81,1 ans (respectivement 79,3 et 85,4 ans en France). Résultat de la crise des opiacés, amorcée par l’industrie pharmaceutique elle-même et par des médecins peu scrupuleux. Résultat d’un système de santé régi par la loi du marché et la concurrence, qui repose principalement sur le secteur privé, générant d’immenses inégalités en matière d’accès aux soins. En l’absence d’une couverture universelle, des millions d’Américains sont dépourvus d’assurance. Au rayon mauvaises notes, les Etats-Unis sont aussi le 33e pays de l’OCDE (sur 35), en matière de mortalité infantile. Dans certains Etats, comme dans le Dakota du Sud, les femmes doivent parcourir 500 km en moyenne pour atteindre un établissement de santé habilité à leur prescrire un contraceptif, à effectuer un examen gynécologique ou à pratiquer un avortement, selon un article publié en octobre dans la revue médicale The Lancet Public Health. Dans l’Etat de New York, une femme se trouve à 5 kilomètres en moyenne de ce type d’établissement.

Case prison

Car c’est là le fil rouge de l’incohérence américaine : l’explosion des inégalités, que masque le village Potemkine ripoliné de la réussite à l’américaine. D’un côté, une population aisée, qui fait des études supérieures, est formée pour des postes qualifiés et adaptés aux évolutions du monde du travail, a les moyens de financer sa santé, de scolariser ses enfants dans des bonnes écoles, de vivre dans des banlieues coûteuses. Et puis les autres. Les inégalités de revenus et de patrimoine contaminent tous les secteurs, toujours au détriment des plus pauvres et des minorités. Alors que les Noirs représentent 15 % de la population américaine, un Afro-Américain sur trois passera par la case prison, pour un Blanc sur seize.

Les inégalités aux Etats-Unis sont telles aujourd’hui que l’économiste Peter Temin lui applique le modèle d’«économie duale» d’Arthur Lewis (prix Nobel d’économie en 1979). «Une économie duale existe quand il y a deux secteurs économiques distincts au sein d’un même pays, qui diffèrent par leurs niveaux de développement, leur accès à la technologie, et par la structure de la demande», définit-il. Selon Temin, ce modèle, conçu pour décrire des économies en développement, s’applique parfaitement à la réalité américaine : «C’est moins paradoxal que ça en a l’air, parce que les politiques qui émanent d’une économie duale font de plus en plus apparaître les Etats-Unis comme un pays en développement.» Car l’économie duale s’entretient, se nourrit d’elle-même, les plus aisés pesant de tout leur poids pour conserver leur avantage. La preuve : les inégalités progressent. Selon le rapport de la World Wealth and Income Database publié en décembre, la part du revenu national américain allant aux 10 % des contribuables les plus aisés est passée de 34 à 47 % entre 1980 et 2016.

ParIsabelle Hanne, correspondante à New York

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