Racisme : Kerfalla Sissoko de la passion à la «phobie du foot»

Published 28/07/2018 in France

Racisme : Kerfalla Sissoko de la passion à la «phobie du foot»
Kerfalla Sissoko, joueur de football de l’équipe de Benfeld sortant de la commission de discipline du District d’Alsace de football, à la suite de l’agression dont il a été victime à Mackenheim par les joueurs et les supporters de Mackenheim, à Strasbourg, le 24 mai 2018. Photo Pascal Bastien, pour Libération.

Portrait

Tabassé début mai en raison de la couleur de sa peau lors d’une rencontre face à Mackenheim, le milieu de terrain défensif de l’AS de Benfeld, originaire de Guinée Bisseau souffre d’importantes séquelles. Et ne trouve de soutiens que parmi sa famille et ses collègues de l’usine où il est technicien.

«Je pars sans dire au revoir à ma famille». C’est la pensée qui a traversé Kerfalla Sissoko avant de perdre connaissance sur la pelouse de Mackenheim le dimanche 6 mai. Depuis le banc de touche, son coach le croit mort. Le visage du milieu de terrain défensif gardera à vie des séquelles des coups reçus. Le chirurgien lui a dit qu’il pourrait être opéré, un jour plus tard, s’il souhaite corriger l’asymétrie des pommettes. Puis il faudra sans doute intervenir sur son tympan, qui a été touché.

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Depuis, son père l’a retrouvé plusieurs fois, errant la nuit dans l’appartement familial. Kerfalla revit le match, en boucle. À l’hôpital, le lendemain de l’agression, la douleur s’est réveillée : trois fractures au visage, un traumatisme crânien, des hématomes sur le corps. Il en est sorti avec 10 jours d’arrêt de travail. Aujourd’hui encore, «manger le fait souffrir», dit le jeune homme longiligne en baissant les yeux sur sa grenadine, qu’il boit par petites gorgées en terrasse rue du Jeu-des-enfants, où on le rencontre à Strasbourg.

Dans deux jours, le 6 juin, c’est son anniversaire, 25 ans. Personne, ni les membres du District, ni les membres du club adverse de Mackenheim n’a pris des nouvelles de ce garçon réservé. Mais il a reçu plusieurs messages de ses collègues de l’usine où il bosse comme technicien d’usinage depuis quatre ans. Ils lui disent que c’est «horrible», «dégueulasse», «inadmissible». Kerfalla ne s’y attendait pas, même le patron a voulu le voir à son retour pour lui dire «n’abandonne pas, ce sport, c’est le tien». Il a commencé le foot enfant, en Guinée-Bissau, puis il a joué en D2 au Red star, un club de Strasbourg où ses parents étaient déjà installés quand l’adolescent est arrivé en France en 2010. Sa mère est femme de ménage, son père technicien frigoriste. «Ceux qui grandissent en Europe ne savent plus d’où ils viennent», lui avait expliqué un jour son père. Un soir de 2011, un agent est venu à la maison. «Il me voulait», se souvient Kerfalla. Le père promet de le rappeler. Mais une fois la porte refermée, il se tourne vers son fils : «tu es venu pour faire des études, pas pour jouer au foot». On file droit chez les Sissoko. Il enchaîne un BEP puis un bac pro de technicien d’usinage. Le chômage, Kerfalla ne l’a connu qu’une semaine.

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En 2015, ses copains sont partis jouer à la campagne, et l’ont emmené à Benfeld. Il n’y avait jamais mis les pieds avant. «Le stade est beau», dit-il alors et les mots du président du club, Jean-Michel Dietrich le marquent : «si tu viens jouer chez nous, on sera tous derrière toi». Cette année, c’était sa première saison avec le club. «Souvent, les gens me disent, les Noirs sont tous en ville, qu’est-ce que tu fais à la campagne ?» Alors Kerfalla répond «on est partout, comme vous». Mais dans les vestiaires de Benfeld, «pas de clan», il se sent «en famille». «C’est rare pour un joueur d’origine africaine de trouver sa place dans une équipe à la campagne. D’habitude, on t’accepte, on te fait une licence mais on te fait sentir que t’es pas comme eux, les autres ont leur langage, avec des blagues qui ont toujours un fond raciste». Kerfalla est aujourd’hui «privé de foot», il dit qu’il est «privé du sport qu’(il) a toujours aimé, toujours pratiqué». Par les instances du foot même. Le District l’a suspendu pour dix matchs. Il estime qu’«ils n’ont rien voulu entendre.» et qu’«ils ne veulent pas se fatiguer pour que justice soit faite». Il a porté plainte, fonde tous ses espoirs sur l’enquête de la gendarmerie. Mais il se sent incapable de remettre les crampons. Le dégoût, le traumatisme. Il dit que désormais il a «la phobie du foot».

ParNoémie Rousseau, correspondante à Strasbourg. Photo Pascal Bastien

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