«The Last Movie», hippie end pour Dennis Hopper

Published 20/07/2018 in Cinéma

«The Last Movie», hippie end pour Dennis Hopper
Dennis Hopper, en 1971, pour «Last Movie».

Portrait

Reprise en salles du film restauré de l’acteur- cinéaste, réalisé deux ans après le triomphe d’«Easy Rider» en 1969. Symbole d’une génération incomprise, le long métrage tourné au Pérou dans un état de défonce permanent avait été boudé par le public et la critique.

En mars 1995, Dennis Hopper est invité sur le plateau de Charlie Rose, l’un des cadors du talk-show new-yorkais, qui lui demande si, rétrospectivement, il n’aurait pas préféré s’appeler Jack Nicholson. «Sans aucun doute. Lui et Warren Beatty sont dans une position qui leur permet de faire ce qu’ils veulent. J’ai été dans cette position, mais cela n’a duré qu’une seule seconde.» Cette seconde, Dennis Hopper l’a effectivement eue à l’automne 1969, juste après le succès prodigieux d’Easy Rider. Devenu en un rien de temps le chef de file d’une nouvelle génération d’apprentis cinéastes, Hopper plane alors sur le toit du monde. Courtisé de toutes parts, il a carte blanche. Et 33 ans. Son ego prend alors les proportions d’une montagne péruvienne et le voilà qui, en décembre de la même année, part s’installer à Lima puis à Chinchero, dans la vallée des Andes, tout proche des cimes que son nouveau statut de wonderboy lui permet maintenant de côtoyer. C’est là, à 7 000 kilomètres de Hollywood, qu’il tournera son prochain film, le bien nommé The Last Movie.

Mauvais présage ou intuition géniale, Hopper fanfaronne partout qu’il s’apprête à graver les tables de la loi du cinéma de demain : «D’un point de vue spirituel, nous sommes la génération la plus créative depuis les dix-neuf derniers siècles. Je crois que nous sommes des héros et je vais faire des films sur nous», déclare-t-il à Brad Darrach, journaliste de Life venu l’accompagner sur le tournage. Un an plus tard, The Last Movie est en boîte. Présenté en avant-première au festival de Venise, il reçoit le prix de la critique. The Last Movie sera-t-il l’acte fondateur de cette nouvelle ère du cinéma que Hopper a appelée de ses vœux à longueur d’articles et d’interviews depuis des mois ?

Le 29 septembre 1971, le film sort enfin en salles, au New York’s RKO 59th St Twin Theater, le même cinéma dans lequel Easy Rider avait débuté sa folle trajectoire. Passé le succès du premier jour, où l’effet de curiosité fonctionne à plein, un tir groupé de critiques paraissent dans la presse, elles sont assassines. Le retour de bâton est à la hauteur de l’espoir suscité par Hopper, immense, puisque Esquire, Life, Playboy et Look avaient placé The Last Movie en tête des films les plus attendus de l’année. Pour Time, le film est «dénué de toute forme et dépourvu d’art». David Denby, dans The Atlantic Monthly, le juge «interminable, chaotique, suffocant, un film trempé dans l’acide avec des moments de clarté et de cohérence qui n’ont aucun rapport les uns avec les autres». Même Pauline Kael, la plus bienveillante de tous, parle dans les colonnes du New Yorker d’une «gigantesque fantasmagorie paranoïaque» et considère qu’il faudrait s’appeler Judas pour encourager les spectateurs à aller voir le film. Le bouche à oreille s’avère lui aussi catastrophique. Après un mois d’exploitation, The Last Movie n’a rapporté que 55 000 dollars. Le film disparaît. Il ne réapparaîtra plus que sporadiquement, dans une mauvaise copie VHS en 1993 et dans certains festivals.

Quelques jours à peine après la sortie du film, Hopper débarque avec sa mine des sales jours sur la chaîne NBC dans le Merv Griffin Show. Aux yeux de cette Amérique silencieuse qui vient de porter Nixon au pouvoir, l’ex-prodige n’est plus qu’un loser qui va devoir s’expliquer en direct face à un parterre d’invités qui gloussent à chacune de ses interventions. Comme au sortir d’un mauvais rêve éveillé, l’enfant indomptable doit maintenant faire, ce qu’il ne fera pas, son grand mea culpa. Immédiat, spectaculaire et sans appel, l’échec de The Last Movie anticipe, à dix ans de distance, le sort de ceux qui allaient clouter pour de bon le cercueil des seventies, et en particulier de l’un d’entre eux, la Porte du paradis, autre film mort-né auquel son créateur croyait dur comme fer. Hopper, comme Michael Cimino d’ailleurs, ne s’est jamais vraiment remis de cette débâcle, même s’il est retourné à cinq reprises derrière la caméra, mais sous haute surveillance. Aux yeux des studios, la glaise rouille des rues de Chinchero lui a toujours collé à la peau et ses succès remportés en tant qu’acteur (Blue Velvet, Speed, Waterworld) n’ont pas une seule fois permis à sa cote de réalisateur de remonter. Pendant quarante-cinq ans et jusqu’au soir de sa mort, en 2010, Hopper le cinéaste a attendu la rédemption de la part de Hollywood. Elle n’est jamais venue.

«Hot»

Pourtant, en cette fin des années 60, tout avait bien commencé. Pendant que Polanski, Penn et autre Peckinpah prennent d’assaut le box-office, les patrons des grands studios enchaînent d’interminables brainstormings afin de comprendre pourquoi, à l’heure de Bob Dylan et Timothy Leary, Mary Poppins ne fait plus rêver. Un film avec des motards hippies qui fument des joints, copulent dans des sources d’eau chaude et sillonnent une Amérique qui ressemble à l’enfer vient de sortir sur les écrans, il a coûté 500 000 dollars et en a rapporté plus de 60 millions. Derrière Easy Rider, il y a bien sûr Peter Fonda, Dennis Hopper et Jack Nicholson, mais surtout Bert Schneider et la BBS, une société de production indépendante qu’il a cofondée avec Bob Rafelson et Steve Blauner, et qui semble détenir la formule magique du moment. Si Roger Corman a formé une écurie rentable où certains des futurs talents des années 70 ont appris leur métier sur des petits films d’exploitation (Bogdanovich, Hellman, Coppola, Rothman, Demme…), c’est à la BBS que s’est forgé le noyau dur des films qui ont le mieux ausculté la psyché de la contre-culture (Easy Rider, la Dernière Séance, Cinq Pièces faciles…) à partir de son seul sujet, la liberté, et de son corollaire naturel, l’aliénation. Dopé par le succès de son premier film, Dennis Hopper propose naturellement à Schneider de produire The Last Movie, un long métrage dont il a écrit le scénario en 1965 avec Stewart Stern, le coscénariste de la Fureur de vivre. Mais Schneider, qui n’a pas oublié la genèse chaotique d’Easy Rider, passe la main lorsque Hopper lui annonce qu’en plus de réaliser le film, il veut jouer le rôle principal. Au même moment, Universal est à la traîne. Lew Wasserman, le patron du studio, constate les échecs successifs de ses derniers films, tandis que ses principaux concurrents, la Warner, la Paramount et la Fox, ont créé dans l’urgence des «paratonnerres», ces fameux départements consacrés à la production de cinéma indépendant grâce auquel ils espèrent séduire à nouveau cette jeunesse qui, la fleur dans les cheveux, déambule en tenue de Wild Bill Hickok dans les rues de San Francisco. A son tour, Wasserman, qui n’a pas la moindre idée des raisons pour lesquelles des films comme Easy Rider ou Macadam Cowboy cartonnent, décide de créer sa division spéciale et en confie les rênes à Ned Tanen. En tant que producteur, celui-ci jouira d’une liberté totale, à condition que les budgets des films ne dépassent pas le million de dollars et que les acteurs soient payés au minimum syndical. Bien qu’il ait été éconduit par ses ex-collègues de la BBS, Hopper ne se démonte pas. Sûr de son fait, il entend frapper à la porte de tous les studios et se rend d’abord chez Universal. Mais ici, Dennis Hopper n’est qu’un acteur de seconde zone qui a joué des petits rôles au côté de James Dean, s’est mis à dos le tyran Henry Hathaway, soit tout Hollywood, et qui depuis ronge son frein sur des téléfilms dans l’espoir de sortir un jour du purgatoire.

L’émergence du Nouvel Hollywood a remis Hopper au centre du jeu au point d’en faire le réalisateur le plus «hot» du moment. Ned Tanen sait tout cela, les conditions de tournage d’Easy Rider, l’improvisation, la drogue, l’imprévisibilité de son auteur, ses accès de colère, voire de démence… mais il sait aussi que le prochain film de cet homme-là sera peut-être le deuxième étage de la fusée qui permettra de quitter sain et sauf les terres carbonisées de l’ancien Hollywood. Et puis sur le papier, l’histoire du film que lui raconte Hopper semble prometteuse : Kansas, un cascadeur du Midwest, travaille comme figurant sur un western de série B qui se déroule dans la région de Cuzco. A la fin du tournage, toute l’équipe rentre à Hollywood, à l’exception de Kansas qui décide de rester avec une jeune prostituée péruvienne dont il s’est amouraché. Il se lance ensuite dans une hypothétique ruée vers l’or et finit par rejouer le rôle de Billy the Kid dans le remake improvisé par les villageois du western qu’il vient de tourner, lesquels, sous l’autorité d’un réalisateur de pacotille, ont fabriqué du faux matériel technique à partir de bambous. Du Hopper pur jus : un métafilm vaguement pirandellien, une critique radicale du colonialisme yankee et, enfin, un rapport schizophrène à la mythologie américaine que Hopper vomit autant qu’il vénère.

Cocaïne

Ned Tanen est conquis et accepte de produire le film pour 850 000 dollars, un budget certes modeste mais qui assure à Hopper le final cut. Hopper perd 15 kilos, se rase la moustache, coupe ses longs cheveux, tombe le bandana, et le voilà sous les traits d’un (presque) jeune premier prêt à s’envoler pour le Pérou.

Nous sommes en décembre 1969, Hopper arrive à Lima, un mois avant les acteurs et l’équipe technique, à l’hôtel Cusco de Chinchero. Intrigués par le projet et l’opportunité de participer à ce qui sera sans doute le film de l’année 1971, tous savent aussi que cette région des Andes constitue la capitale mondiale du trafic de cocaïne. Soit l’occasion rêvée de ramener en Californie un bon stock à prix cassé de neige pure, de speed et autres acides. Le Who’s Who de la scène contre-culturelle a fait le voyage : Peter Fonda, Michelle Phillips des Mamas and the Papas (qui deviendra la femme de Hopper très succinctement), Jim Mitchum, Dean Stockwell, Henry Jaglom, John Phillip Law et le débutant Kris Kristofferson dont le premier titre, Me and Bobby McGee, servira de bande-son au film. Tous ceux qui ont participé au tournage du film, qui a duré sept semaines, ont décrit une expérience hors-norme et épique, à cause du sujet du film qui entremêle réalité et fiction, vrais autochtones et faux acteurs, mais surtout en raison de conditions météorologiques et de vie éprouvantes, puisqu’il faut acheminer sept tonnes de matériel en haut de cette montagne, faire venir des chevaux de cinéma par avion-cargo et négocier avec une dictature militaire d’extrême gauche qui regarde d’un mauvais œil cette bande d’artistes dépravés qui a transformé le village de Chinchero en un bordel à ciel ouvert.

De retour à Los Angeles, Hopper annonce à Ned Tanen et Universal qu’il se retire pour trois mois à Taos, au Nouveau-Mexique, pour monter son film loin des ondes négatives de Hollywood. Très vite, le manoir où il s’est installé devient un refuge pour hippies paumés et artistes en toc, le sanctuaire d’un homme qui a toujours détesté l’ambiance oppressante, presque carcérale, de la salle de montage. L.M. Kit Carson et Lawrence Schiller s’installent eux aussi à Taos pour tourner The American Dreamer, un film documentaire sur et avec Hopper, qui devient, au fil des jours, un témoignage fascinant sur la post-production de The Last Movie. Nouvelle icône de la génération hippie, l’acteur et cinéaste passe visiblement plus de temps à jouer au gourou auprès de disciples énamourés qu’il ne travaille. Le montage se poursuit malgré tout, avec une bande de monteurs qui tentent de garder la tête froide, à l’écart des happenings sexuels et musicaux qui s’enchaînent sans discontinuer.

Bunker

Hopper semble de plus en plus éloigné de ce film qui pourtant l’obsède mais auquel il ne pense que par intermittence. A Taos, il a même acheté un petit cinéma dans lequel il projette régulièrement ses rushs devant un public d’autochtones intrigués et de hippies du coin, des grand-messes qui, parfois, révèlent l’inquiétude grandissante dans l’esprit embué de son auteur. D’évidence, Hopper commence à anticiper, sans le dire, un échec possible.

Chez Universal, on s’impatiente et enrage contre celui qui n’a pas respecté les délais de livraison. Régulièrement, des cadres du studio débarquent à Taos afin de prendre des nouvelles de ce qui ressemble de plus en plus à un désastre. On imagine sans peine les mines déconfites de ces émissaires en costard-cravate découvrant dans la puanteur du bunker post-hippie les fragments de ce lamento déconstruit et ultracrypté du rêve américain, ce métafilm péruvien à côté duquel Easy Rider passerait pour une version mal rasée d’un film de Nicholas Ray.

Extrait de The Last Movie. PHOTO 1971 HOPPER ART TRUST, 2018.

En octobre 1970, Stewart Stern, le coscénariste, vient aussi rendre visite à Hopper et découvre l’écart monstre entre le script et les rushs, à commencer par la fin qui n’a pas été tournée. Puis c’est au tour d’Alejandro Jodorowsky, nouvelle coqueluche de l’underground que Hopper a invitée à Taos, de proposer ses lumières. Le réalisateur du surréaliste El Topo saura-t-il extraire de ces quarante-huit heures de rushs le film pépite qui s’y trouve tapi ? Jodorowsky s’attelle à la tâche et livre (ou prétend avoir livré) deux jours plus tard un film qu’il juge fantastique mais que Hopper, blessé dans son orgueil, aurait jeté à la poubelle avant de repartir à zéro.

A l’été 1971, les pontes d’Universal découvrent enfin The Last Movie. Ils sont tous là, Danny Selznick, le fils de David, Ned Tanen, et Lew Wasserman, regroupés au dernier étage de la Black Tower de Universal City. Dennis Hopper aussi est venu. A l’issue de la projection, personne n’a rien compris, l’histoire, perdue dans les interstices de sauts temporels permanents, leur semble difficile à suivre. Mais après tout, ils n’avaient déjà rien compris à la séduction provoquée par Easy Rider, alors pourquoi pas celui-là ? Peut-être Hopper a-t-il pensé, dans sa solitude peuplée de groupies et de substances diverses, que son utopie artistique grondait sinon partout, au moins dans la tête de cette génération qui avait porté Easy Rider aux nues ? Mais si son premier film comportait déjà des emprunts au cinéma expérimental, des moments de désorientation et d’audaces formelles, il conservait une ligne narrative claire et préservait notre empathie pour les deux bikers du film. Avec The Last Movie, Hopper a volontairement rompu ce fil, or tout spectateur, même le plus éclairé ou aventureux, est toujours bipolaire : il veut découvrir et reconnaître, plonger dans l’inconnu et expérimenter mais, à la fin du voyage, il veut savoir où se trouve sa maison. Même les sympathisants les plus hardcore de la contre-culture et des art movies n’étaient pas prêts à aller voir en masse un film de Jack Smith ou de Kenneth Anger. Hopper a sans doute pensé que l’underground pouvait devenir over, mais son ambition s’est fracassée sur l’une des lois d’airain de l’industrie hollywoodienne qui est celle du divertissement minimal (devenue aujourd’hui maximale). Pauline Kael a vu juste lorsqu’elle a écrit : «La désintégration délibérée des éléments narratifs qu’il a mise en place nous hurle que, à cause de l’horreur qui a envahi le monde, il refuse de nous divertir.»

Flammes

The Last Movie restera pourtant un magnifique work in progress figé dans l’éternité de la pellicule mais sa puissance secrète, malade, ne se dévoile qu’après plusieurs visions. Alors le film ressemble bien à ce que Hopper en disait : à la fois un western, une satire de Hollywood, une charge surréaliste contre le rêve américain, une déclaration d’amour à l’art sous toutes ses formes (le cinéma, Bruce Conner, Magritte, le symbolisme, les tableaux de Juan Gris et de Francisco Díaz de León, John Huston) et une Passion autobiographique dans laquelle Hopper l’insurgé affronte lui-même ses démons sous le patronage de l’Evangile selon saint Thomas. The Last Movie utilise tous les codes et les motifs du western, et même de la fable hollywoodienne, mais les met systématiquement en pièces : le cow-boy moderne qu’incarne Hopper n’est qu’un individu narcissique et dérangé, le prêtre finit par épouser la violence du simulacre de film tourné par les Péruviens, tandis que la scène d’amour entre Adam-Kansas et Eve-Maria est un moment d’innocence immédiatement souillé par leur désir de faire de ce lieu paradisiaque un complexe pour touristes américains. A la fin d’Easy Rider, l’énigmatique «we blew it» répété par Peter Fonda donnait la clé d’un road-movie essentiellement politique, avec ses rencontres, lunaires et fatales, ses communautés humaines et sa parabole finale. The Last Movie se termine lui aussi dans les flammes, fait sans cesse écho à Easy Rider, mais le «we blew it» devient ici métaphysique, il se propage à l’échelle de tout le film et même au-delà, puisque Hopper aura, avec lui, foutu littéralement sa carrière en l’air. C’est moins le constat d’un échec personnel que celui d’une génération, la sienne, dont The Last Movie a eu la prescience, et même de l’humanité tout entière, avec Hopper dans le rôle d’un «outcast» christique et d’une victime sacrificielle.

Au fond, The Last Movie constitue la version millénariste d’Easy Rider, son prolongement apocalyptique. D’où la dimension immédiatement symbolique du film, sa construction dialectique et ses motifs bibliques disséminés partout, comme autant de signes à décrypter avant le grand soir, qu’il s’agisse de cette arche qui sépare l’enfer de Chinchero du paradis pastoral, jusqu’à cette reproduction de la Cène qui réunit autour d’une table la fine fleur de la constellation hippie. Mais le Christ manque à sa place. Hopper se tient à l’écart. L’air inquiet, un Stetson vissé sur la tête, il est déjà en route pour son Golgotha.

ParJean-Baptiste THORET

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