A Caracas, «l’exil est devenu un but dans la vie»

Published 05/08/2018 in Planète

A Caracas, «l’exil est devenu un but dans la vie»
Un policier supervise les personnes en attente de visa qui se massent devant l’ambassade du Chili à Caracas, le 13 juillet.

Reportage

La hausse constante des prix et l’instabilité politique poussent des centaines de milliers de Vénézuéliens vers la Colombie ou le Chili.

Devant le consulat du Chili, en plein centre de Caracas, il est bientôt midi. Un militaire vénézuélien tente de contenir les quelque 200 personnes qui attendent depuis le lever du soleil. «Rafael Marquez, Veronica Murillo…» (1) Une fiche à la main, le soldat fait l’appel. Des mains se lèvent et, peu à peu, une file se forme face à lui. Les autres se massent à ses côtés, priant pour être à leur tour appelés et pouvoir ainsi déposer une demande de visa pour le Chili. «Ceux qui sont appelés vont pouvoir faire la demande, les autres reviendront demain», murmure une femme, la cinquantaine. Après avoir rempli un formulaire sur le site internet du ministère chilien des Affaires étrangères, les demandeurs reçoivent une date de rendez-vous pour déposer leurs papiers. Mais ils sont si nombreux que le consulat n’arrive pas à tout traiter en une journée. «J’attends pour mon mari, précise notre interlocutrice. Il va partir travailler au Chili pour nous envoyer de l’argent et améliorer un peu notre vie quotidienne.»

Comme pour quelques dizaines de candidats au départ, son nom ne sera pas appelé. Il faudra encore revenir. Ces gens ont déjà beaucoup attendu pour demander le visa dit «de responsabilité démocratique» – un an de résidence, renouvelable une fois – mis en place cette année par le Chili afin de faire face à l’afflux de Vénézuéliens : ils étaient environ 170 000 à passer la frontière en 2017 selon les chiffres gouvernementaux. Mais avant d’en arriver là, les candidats au départ doivent obtenir des autorités vénézuéliennes tous les papiers nécessaires : un véritable parcours du combattant. A tel point que certaines personnes sont désormais payées pour effectuer ces démarches. C’est le cas de Pablo. Cet avocat a abandonné son tribunal pour faire la queue devant les différentes instances vénézuéliennes, surtout pour les demandeurs les plus fortunés. «Quel que soit le pays où les gens veulent partir, ils doivent légaliser leur situation au préalable, explique-t-il. Concrètement, cela veut dire demander un passeport et un extrait de casier judiciaire au ministère de l’Intérieur, ou encore des certificats de diplômes et de naissance au ministère des Affaires étrangères.» Tout cela se fait normalement sur Internet, mais les sites concernés fonctionnent de manière aléatoire et sont régulièrement saturés par les demandes. «Il faut attendre devant les ministères au moins deux fois, relate l’avocat. Une fois pour déposer ses documents, une autre pour venir retirer les papiers, et tout cela peut prendre des mois.»

hyperinflation

Accoudé au bar du restaurant où il est cuisinier, Juan Carlos en témoigne, un torchon sale sur l’épaule : «Il m’a fallu un an et demi pour réunir tous les papiers nécessaires. Je ne pensais pas que ça serait si long.» Après tout ce temps, il a enfin reçu son visa pour le Chili. Il attend désormais le bon moment pour partir, comme l’ont fait beaucoup de ses proches avant lui. «Je pars avec un ami qui connaît des Chiliens et qui a suffisamment d’argent, c’est plus sûr.» Une fois là-bas, les deux compères devraient vivre dans un appartement qu’ils loueront à l’un de leurs contacts. «Mon ami veut acheter une petite boutique là-bas, et si ça marche, on y travaillera tous les deux. J’attends son feu vert pour partir. Il y a déjà tellement de Vénézuéliens qui vivent là-bas…»

Juan Carlos a 33 ans, il travaille d’arrache-pied dans ce restaurant d’un quartier plutôt aisé de Caracas pour partir avec le plus d’argent possible. C’est un bistrot tranquille, tapissé de télévisions qui diffusent des parties de base-ball et peuplé d’habitués qui voient chaque mois certains employés disparaître du jour au lendemain. Des serveurs ou des cuisiniers qui, comme Juan Carlos, habitent dans des quartiers plus populaires, dans l’ouest de la capitale. Il laisse sa femme et son fils de 7 ans au Venezuela et espère gagner assez pour leur envoyer de l’argent. «Je veux m’en aller parce qu’il n’y a plus de sens à rester. Ici, il n’y a pas d’avenir. Rien que pour t’habiller correctement, il faudrait économiser un an ! Je vais partir sans ma famille, trouver du travail… Si tout se passe bien, je pourrai venir les chercher.»

Aujourd’hui, pour la grande majorité des Vénézuéliens, le principal souci est l’hyperinflation. Elle pourrait atteindre 13 800 % cette année, selon le Fonds monétaire international. Et la hausse constante des prix rend la vie impossible. «Le salaire minimum mensuel tourne autour de 5 millions de bolivars, c’est à peine plus d’un dollar», se lamente Eduardo. Ce Vénézuélien d’origine colombienne travaille dans un restaurant de Caracas, en tant que serveur. «J’ai la chance de gagner un peu plus que le salaire minimum, mais ça ne me suffit pas du tout pour vivre. Un cahier d’écolier, ça vaut 15 millions de bolivars, c’est beaucoup trop. Une boîte de crayons de couleur est vendue 50 millions de bolivars !»

L’adieu aux proches, avant de prendre la direction de la frontière colombienne. Photo Manaure Quintero

«Pression sociale»

Eduardo, lui aussi, s’apprête à partir : en Colombie, seul. Triste ironie du sort pour ce quadragénaire dont les parents, fuyant les guérillas colombiennes, sont arrivés au Venezuela dans les années 70. «Ma famille vient du département de Santander en Colombie, raconte-t-il. Là-bas, des enfants d’une dizaine d’années étaient enlevés pour gonfler les rangs des guérillas. Ma mère est venue au Venezuela avec mon oncle et nous avons très bien vécu pendant des années. Mais tout ça, c’est fini. Tout a changé depuis une dizaine d’années.»

Pour Juan Carlos et Eduardo, tous deux issus de la classe moyenne inférieure, impossible de s’offrir un billet d’avion. Ils vont devoir traverser le pays par leurs propres moyens, puis emprunter le pont qui sépare le Venezuela de la ville colombienne de Cúcuta. Le premier prendra ensuite le bus en direction du Chili et le second se rendra à Medellín, où il est attendu et espère trouver un travail.

Ce désir d’exode ne touche pas que les classes moyennes et populaires : au contraire, il traverse une large partie de la société vénézuélienne. Enrique est un avocat qui gagne plutôt bien sa vie. Il a pu quitter la capitale pour s’installer dans une banlieue plus sûre et plus tranquille. Après avoir passé de longs mois à réunir tous les papiers nécessaires, le voilà presque paré au départ. «En fonction de la somme que j’arrive à réunir, je déciderai du pays où aller», raconte-t-il. Pas question de laisser ses enfants derrière lui, Enrique économise pour payer un billet d’avion à toute sa famille. Pour ceux qui, comme lui, sont payés en dollars, ce sont les pénuries qui motivent généralement le départ. «Le contrôle des changes a rendu compliqué l’accès à beaucoup de choses, entre autres les médicaments. Voilà pourquoi je veux m’en aller, se justifie-t-il. J’ai peur de voir un membre de ma famille tomber malade, sachant que j’ai déjà dû me rendre à l’étranger pour aller acheter certains médicaments.»

Pour ces personnes-là, quitter le Venezuela revient à rechercher le confort de vie qu’ils ont connu avant la crise, mais aussi à tenter d’échapper à l’insécurité devenue endémique, en particulier à Caracas : «Je me suis fait braquer deux fois à main armée ces derniers mois, témoigne Juan, étudiant à l’université Simón-Bolívar. Ils m’ont tout pris, mon téléphone, mon portefeuille, tout.»Juan remue frénétiquement le sucre qu’il vient de verser dans son expresso. Sa main tremble légèrement, il ne cesse de regarder vers la rue. L’ambiance du café, un établissement chic dans le quartier d’Altamira, est animée. «Tout le monde ici connaît quelqu’un qui part», soupire le jeune homme.

La plaza Francia, épicentre des manifestations contre le gouvernement de 2017, n’est qu’à deux rues. Ses cours à l’université sont terminés et, comme beaucoup d’autres étudiants, Juan va tenter sa chance ailleurs : «Il y a presque une pression sociale pour partir, on a peur de se retrouver tout seul ici.» Ces derniers mois, l’étudiant a vu les amphithéâtres se vider. «L’année dernière, nous étions 8 600 étudiants. Cette année, nous ne sommes plus que 3 000.» C’est sans compter les départs de professeurs qui ont entraîné la disparition de nombreuses filières. «L’exil est devenu un but dans la vie, raconte le jeune homme. Avant, le but, c’était de trouver un travail, puis de s’acheter une maison et une voiture. Maintenant, le but, c’est de partir. Chez les étudiants, la question n’est plus “qu’est-ce que tu veux faire plus tard ?”, mais “où veux-tu partir ?”»

Pour sa part, Juan a choisi la France. Il refuse de s’expatrier ailleurs en Amérique latine, comme sa mère partie au Pérou en janvier. Il est allé la voir deux semaines : «Quand tu es vénézuélien là-bas, ou bien les gens te méprisent, ou bien ils ont pitié de toi.» Une étiquette que Juan refuse de porter pour le restant de ses jours : «Cela me dérange qu’on me considère comme un réfugié. Je ne suis pas un Syrien qui fuit la guerre et les obus. Très concrètement, nous les Vénézuéliens, nous sommes perçus comme les Syriens d’Amérique latine.»

(1) Tous les noms ont été modifiés pour préserver l’anonymat des personnes interrogées.

ParBenjamin Delille, correspondant à Caracas

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