Cent ans et la santé, le secret des grands-mères d’Okinawa

Published 23/09/2018 in Planète

Cent ans et la santé, le secret des grands-mères d’Okinawa
Le village d’Ogimi, à Okinawa, compte plus d’une dizaine de centenaires parmi ses 3 000 habitants.

Reportage

La préfecture du sud du Japon concentre un grand nombre de centenaires. A Ogimi, ils jouissent d’une santé de fer grâce à une alimentation mesurée, un mode de vie simple et en communauté.

Elle arrive à petits pas, le dos courbé mais les prunelles rieuses sous ses paupières tombantes. «J’ai 100 ans, quelle surprise ! Mon esprit ne change pas, seuls mes muscles et mon corps ne fonctionnent plus aussi bien.» Dans la salle communale où nous avons rendez-vous, Hatsu Miyagi affiche fièrement son âge et l’on ne décèle chez elle rien de fripé, d’affligé ou d’affaibli. Même les rides de son visage dessinent des courbes aussi élégantes que ses cheveux blancs rangés sous un coquet chapeau brun.

Hatsu Miyagi est l’une des centenaires d’Ogimi, un hameau perdu au nord de l’archipel japonais d’Okinawa, qui s’étire entre mer de Chine orientale et montagnes. Un village de vieillards heureux qui a tous les signes du miracle. Car dans l’écrin d’une végétation subtropicale, d’un climat doux et d’une mentalité insulaire qui ne connaît pas le stress, Ogimi est l’un des rares endroits de la planète où l’on vit très longtemps et en bonne santé. Sur les 3 000 personnes résidant ici, plus d’une dizaine a franchi les 100 ans. Un record mondial, parfois discuté, dont les habitants s’amusent. «A 80 ans, tu es un gamin. A 90, si la faucheuse se présente, dis-lui “Passe ton chemin et reviens quand j’aurai 100 ans” !» annonce une stèle à l’orée du village.

Née en 1918, Hatsu Miyagi n’a pourtant pas eu une vie facile. Elle passe sous silence les années de guerre mais évoque le mariage, les quatre enfants, le mari mort trop jeune et un quotidien de survie. «J’étais si occupée, je n’avais pas le temps d’être inquiète, je passais juste mes journées à cultiver», dit-elle. «Ma mère a un fort tempérament, elle refuse d’abandonner et n’a jamais été malade, enchaîne sa fille de 80 ans qui semble plier davantage sous le poids des printemps. Sa santé est meilleure que la mienne !»

A Ogimi, les centenaires sont des porte-bonheur que l’on fête. Trois grandes cérémonies saluent leurs 85 ans, 97 ans, puis leur siècle tout rond. Hatsu Miyagi vit encore chez elle et ne se rend que deux fois par mois dans un centre de soins car elle a été jugée en forme par le village. «Parfois, je souffre mais je ne dis rien à ma fille pour ne pas lui faire mal au cœur», concède-t-elle. Quel est donc son secret de longévité ? A l’écouter, il faudrait juste rendre grâce à Dieu.

Antidotes

Son emploi du temps n’a rien d’exceptionnel. Levée à 8 heures, elle fait de la gymnastique, puis, jusqu’à l’année dernière, cultivait son potager toute la matinée. Elle ne regarde pas la télévision mais écoute la radio et lit le journal local, va sur la plage pour ramasser algues et coquillages, discute et danse avec ses amis. Le docteur Makoto Suzuki, qui étudie la communauté d’Ogimi depuis les années 70 et aligne les best-sellers sur la région d’Okinawa, a néanmoins décelé dans ce mode de vie des antidotes à la vieillesse.

Le premier se résume à une existence simple et saine, dont Misako Miyagi, 88 ans, offre un bel exemple. Elle nous accueille dans sa modeste maison de bois, accrochée au relief et ouverte sur les flots. Son officier de mari, mort à 57 ans, trône dans un cadre sur l’autel. Une coupelle chargée de shikuwasa, des agrumes locaux remplis d’antioxydants, est posée sur la table basse. Vêtue d’un sobre samue bleu, veste et pantalon traditionnels, elle a l’élégance d’un visage poudré et de cheveux teints. «Personne ne veut vieillir, mais il ne faut pas s’en inquiéter pour autant !» sourit-elle en montrant ses rides.

Elle aussi se lève tôt, à 7 heures. S’active dans le jardin dès le petit-déjeuner avalé puis y retourne après 17 heures. Entre-temps, elle cuisine et va voir ses amis, s’accorde une marche dans le village d’une vingtaine de minutes. Sa vie est ainsi organisée de manière à maintenir une activité physique constante – ce qui ne signifie pas faire de l’exercice. Elle fait pousser des légumes, se déplace à pied, se baisse et se relève une trentaine de fois par jour pour s’asseoir sur les tatamis. «J’ai quatre enfants, deux fils et deux filles, trois vivent à Tokyo et la quatrième dans le bourg proche de Nago, raconte Misako Miyagi. Je leur envoie mes légumes, c’est mon ikigai, ma raison de vivre, ce qui fait que je me lève chaque matin.» Alors que le départ à la retraite introduit souvent un brusque vide dans nos vies occidentales, les Japonais cultivent la joie d’être toujours occupés.

A Ogimi, l’ikigai peut se résumer à venir en aide à autrui. Les gens ont peu de moyens et doivent s’épauler. Ils font partie d’un moai, un groupe qui permettait jadis aux agriculteurs de se soutenir en cas de mauvaise récolte. La structure informelle a subsisté et garantit un sentiment de sécurité, lequel favorise une meilleure espérance de vie. Mais Misako Miyagi donne aussi à son entourage sans réfléchir. «Décider des parts de chacun, c’est séparer les gens», assène-t-elle.

Le second antidote est servi sur les tables du restaurant Emi no mise. On le sait, bien vieillir passe par une alimentation équilibrée et variée. Mais Ogimi a élevé cette pratique au rang d’art. Le village a ses produits frais et ses recettes ancestrales, auxquelles la diététicienne Emiko Kinjo a choisi de consacrer sa vie. Diplômée de l’université, elle est venue apprendre auprès des personnes âgées puis consigner et reproduire leurs gestes qui lentement disparaissent de nos sociétés actives et pressées.

«Chaque légume a son caractère», déclare-t-elle en déposant sur la table un splendide longevity lunch set («menu déjeuner de longévité») aux mets inconnus et colorés : «Epinards au sésame qui font du bien à l’estomac, tofu d’algues qui protège du cancer… Les centenaires d’Ogimi prouvent que ces recettes sont bonnes pour la santé.» Mais elles exigent un luxe de temps, lié à la patience d’une culture biologique, à l’attente des saisons comme à l’infini dévouement de la préparation des repas. «Il est plus facile de se nourrir autrement, admet Emiko Kinjo. Il y a plein de konbini[supérettes ouvertes 24 heures sur 24 au Japon, ndlr], ce n’est pas cher et cela flatte les palais.»

(Eviter l’isolement permet aux habitants de vivre plus longtemps. Photo Julien Daniel. Myop)

Originaire d’un autre village d’Okinawa, Emiko Kinjo a lancé son restaurant il y a trente ans. Le monde entier vient y goûter une cuisine traditionnelle ressuscitée, gorgée d’aliments miracles que l’on ne trouve que dans la région. Tel le fameux goya, sorte de concombre amer qui contient un nombre important de vitamines et emblème de l’île. Les assiettes sont somptueuses, les saveurs inédites et simples à la fois. Peu à peu sa clientèle rajeunit. «Les jeunes reconnaissent la nourriture de leur enfance», sourit la patronne, bienheureuse d’avoir réussi son pari.

Au restaurant comme chez eux, les habitants d’Ogimi ne mangent jamais à satiété. Ils respectent comme nombre de Japonais la règle du hara hachi bu, littéralement «le ventre rempli à 80 %». Ils arrêtent avant de n’avoir plus faim. Ils ont d’ailleurs des stratagèmes pour éviter l’excès : ils répartissent la nourriture en plusieurs petites assiettes, servent dans la cuisine plutôt que sur la table…

Pipelettes adolescentes

Le troisième antidote se découvre sur une scène improvisée. Fumiko, 72 ans, Kazue, 86 ans, Katsuko, 85 ans, Kikue, 90 ans, Sumiko, 99 ans, et Taira, 94 ans, nous convient dans une salle municipale. Ravies d’avoir du public, elles courent puiser dans un carton costumes et accessoires colorés, puis enchaînent en musique les tours de danses et de chants. Elles vivent seules pour la plupart, il ne reste que deux époux. Elles ont la fraîcheur et l’enthousiasme de pipelettes adolescentes. Dans leur froufrou effréné, elles épuisent leur auditoire pourtant bien plus jeune qu’elles. On oublie vite que d’autres contrées associent la vieillesse à la décrépitude et à la tristesse.

A Ogimi, la communauté prime. Déjà l’hospitalité incite à la bienveillance : «Ichariba chode», dit-on. «Traite les autres comme s’ils étaient tes frères, même si c’est la première fois que tu les vois.» Et puis, valides ou non, les personnes âgées sont entourées. Elles se retrouvent pour bavarder, jouer, faire la fête boire un thé. Elles aiment disputer une partie de gateball (sorte de croquet) sur l’un des nombreux terrains idoines. Taira perd la tête, Sumiko manque d’habileté, les autres se moquent gentiment, mais toutes veillent les unes sur les autres avec tendresse.

«Etre ensemble, s’entraider, c’est très important», acquiesce la centenaire Hatsu Miyagi. Nous demandons à sa fille si elle compte puiser dans la même fontaine de jouvence que sa mère. «Surtout pas ! Je ne veux pas vivre au-delà de 90 ans», s’exclame Yamashiro Kazumi, dont la principale activité est d’être au chevet de sa mère. Et l’on devine qu’elle ne veut pas faire subir à sa descendance la charge qu’elle assume actuellement. Notre guide, lui, a choisi de quitter Ogimi : «Il n’y a pas de travail ici ! Comment payer l’air conditionné et ma voiture si je ne gagne pas d’argent ? Et mes enfants veulent aller à l’université.» Peu à peu, le miracle d’Ogimi s’évanouit. Surgissent de nouveaux besoins qu’une vie de jardinage et de plage ne peut satisfaire. Le village se vide, il perd en longévité pour gagner en confort. «Je remercie Dieu d’être centenaire, car je ne pensais pas dépasser les 80 ans, souffle Hatsu Miyagi avec sa jovialité habituelle. Mais maintenant je ne veux pas être plus vieille.» Puis elle nous quitte et s’éloigne, toujours à petit pas.

ParRafaële BRILLAUD, Envoyée spéciale à Ogimi (Okinawa)

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