«Leave No Trace», la vie dénaturée

Published 18/09/2018 in Cinéma

«Leave No Trace», la vie dénaturée
Tom (Thomasin McKenzie) et Will (Ben Foster) lèvent le camp.

Critique

Dans son troisième long métrage, l’Américaine Debra Granik suit avec une délicatesse attentive les pérégrinations d’un père et de sa fille contraints de réintégrer la société après avoir vécu quatre ans en stricte autarcie dans un parc forestier de l’Oregon.

Dans les profondeurs de Forest Park, réserve naturelle surplombant la banlieue de Portland, avance à pas feutrés, entre les masses de fougères et les pinacées immenses, un binôme familial : Will et sa fille adolescente, Tom. Là, dans un petit campement ingénieusement monté, les deux vivent, ni vu ni connu, en autosubsistance, mettant en place nombre de systèmes pour récolter l’eau de pluie, faire du feu, se nourrir avec ce qu’offre la nature, (sur)vivre en somme… Envapé dans le doux vernis végétal et pacifique aux effluves de sève, Leave No Trace, le troisième long métrage de Debra Granik, cinéaste américaine sous bonne étoile indé (lire ci-contre) nous présente ces deux âmes vives comme quasi réduites à l’état de figurines de maquette, sillonnant les sentiers, méfiantes, presque effacées dans leurs tenues aux nuances feuillages. Un récit post-apocalyptique ? On y pense aux premières minutes, mais non.

L’histoire que raconte Leave No Trace est plutôt du genre authentique puisqu’au début des années 2000, un père – ancien vétéran du Vietnam gavé aux benzodiazépines (une drogue pour apaiser les syndromes post-traumatiques) a logé quatre ans durant dans cette grande réserve avec sa fille. En 2004, ils sont repérés par deux joggeurs de passage, les autorités sont prévenues… L’écrivain américain Peter Rock se saisit du fait divers pour écrire l’Abandon (2009), agrémenté de détails, directions et circonvolutions sentimentales fictionnelles sur ces deux figures rapatriées vers une vie dite plus «civilisée».

Horizon déplié

Leave No Trace poursuit dans cette direction avec une précision intense et délicate, comme celle de nous emmener dans l’intimité des pas de ses personnages sans nous détailler leurs origines et leurs drames passés – ces amples péripéties romanesques propices à nous faire tourner la tête et mousser les préjugés -, pour simplement regarder là les gestes francs, mouvements et déboussolements de cette petite famille délogée. Arrachés à leur habitat forestier, Will et sa fille sont amenés à quitter le désordre salutaire de la nature proliférante et dominante pour retrouver murs, lignes, frontières tracées, sous le diktat d’un monde plus domestique. Au diapason de ces transferts, déplacements et migrations forcées d’un lieu d’accueil à un autre – avec une caméra poussée hors des forêts de l’Oregon – la cinéaste semble, par sa manière de capter les villes et les habitations (cadre, textures, luminosités et dialogues à l’appui), nous faire ressentir que l’on pourrait aussi bien s’y trouver en sécurité que très aisément prisonnier.

Le trouble se précise entre autres lorsque la jeune fille (interprétée par l’incroyable et androgyne Thomasin McKenzie) croise le chemin d’un garçon de son âge qui se tient au beau milieu de la charpente d’un futur foyer. Les murs ne sont pas encore bâtis, l’horizon reste déplié. Il lâche une phrase qui fleure bon à la fois la plénitude et l’aliénation : «Je profiterai de la vue en faisant la vaisselle.»

Ce confort domestique paradoxal (refuge et moule aux normes) est d’autant plus souligné par la subtile division qui va peu à peu séparer, sans violence démonstrative, nos deux figures principales : le père qui ne s’arrêtera sûrement pas de fuir les hommes, eux et leurs putains de villes, leurs lois, leurs agressivités banalisées et leur cacophonie sans fin, et Tom, qui trouve au gré des rencontres d’infimes charmes et existences auxquelles finalement, elle aimerait un peu plus prendre le temps de s’attacher. C’est aussi là, tout en sachant que le père ne tiendra pas en place, qu’elle se sent menacée constamment par le sursis et l’instabilité. Tom récolte alors presque honteusement des objets : un pendentif, un cheval en plastique… ces choses qu’elles serrent comme autant d’ancres symboliques pour rester arrimée à un lieu, depuis lequel elle pourrait regarder plus loin, vers l’avenir.

Dualité

Petit à petit, on se sent, nous aussi spectateurs, à vouloir cueillir et retenir au gré de ces tableaux et des belles figures qui les habitent (une apicultrice, un chauffeur routier), des images et des souvenirs, détails de scènes traversées pour garder contre soi un décor, un gri-gri ou de quoi penser encore à ce lieu où, de passage seulement, le regard se serait bien vu loger plus longtemps.

Le beau mérite du film est de ne pas statuer sur cette dualité : vivre sans savoir où se fera demain, ou se poser, quitte à rejoindre une vie rangée. Le chemin se divise en deux, deux petits sentiers qui partent avec leur part de qualités et de sacrifices auxquels consentir. Obligations distribuées, libertés acquises.

ParJérémy Piette

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