Franz West : l’étron et le néant

Published 17/09/2018 in Arts

Franz West : l’étron et le néant

Critique

Avec ses sculptures boudinées et ses installations en papier mâché, le plasticien autrichien, mort en 2012, entendait sublimer le laid et le trivial. Son esprit malicieux et frondeur, qui fit beaucoup d’émules, trône au cœur de la magnifique rétrospective que lui consacre le centre Pompidou.

Mais entre donc, spectateur rétentif-anal ! N’aie pas peur, visiteuse névrosée ! Cette expo est pour toi. Dès le hall d’entrée, tu vas croiser un immense boudin rose, gros intestin fermé en éternel retour sur lui-même, comme recouvert de patchworks-pansements. C’est l’œuvre Gaviscon, qui soulage et exalte, te conforte dans ton attirance cachée pour le laid et le sale. Entre, et vautre-toi d’abord sur les divans au seuil du parcours, ils sont faits pour ça. Tu y verras des touristes chinois venus prendre le frais, des dormeurs ayant giclé leurs baskets par terre, et fugacement l’idée te traversera, alors que tu te loves sur les tapis persans qui recouvrent les ottomans : oui, pourquoi ne pas rêver l’expo plutôt que la visiter ?

Franz West, l’auteur de ces œuvres, ne t’en voudrait pas. Il fut photographié tant et tant de fois allongé de tout son long (sur un lit, un canapé) en train de lire ou de rêvasser. Mihi otium est martelait-il (c’est-à-dire «mon temps libre m’appartient», petit cancre), tout à sa croyance que l’art était lié à l’oisiveté. Voilà l’un des messages avec lesquels tu ferais bien de repartir, en ces temps de surperformance et d’optimisation. L’art est lié à l’oisiveté, l’art peut titiller tes névroses, l’art peut te faire danser et parler, t’asseoir ou t’allonger. L’art peut aussi te faire chier.

La rétrospective consacrée par le centre Pompidou à Paris au trublion autrichien, né à Vienne en 1946 et disparu en 2012, à qui la reconnaissance vint tardivement mais abondamment (sa carrière fut sacrée d’un lion d’or à la Biennale de Venise en 2011), est la première de cette ampleur, joyeuse et superbement scénographiée. Alors que l’on n’en finit plus de déceler les filiations et influences de Franz West sur tel ou tel (au hasard, Erwin Wurm, Sarah Lucas, Ugo Rondinone…), profite de ce qui s’étale dans ces salles, créé pour ruer dans les brancards et te sortir de ta gangue. Tu peux commencer avec quelques actions isolées pour toi par Libé.

Franz West en 1969, dans une vidéo de Friedl Kubelka. Photo Sixpack Film

Incorporer

Pourquoi se limiter à ce que l’on est? Grâce aux Passstücke de Franz West, sorte d’étranges prothèses de papier mâché et plâtre blanchâtres venues du fond des âges, les visiteurs peuvent s’augmenter de ce qui leur chante. Ce n’est que lorsque ces sculptures sont prises en main et activées qu’advient l’œuvre d’art. Si bien qu’on ne sait plus trop ce qui est incorporé : cette chose à notre être, ou nous-même à l’œuvre ? L’artiste se met aux Passstücke, ses premières œuvres importantes, en 1973-1974, après avoir tâtonné de-ci (l’actionnisme) de-là (de petits dessins réalistes qu’il qualifie de «Mutter Kunst», soit «art pour faire plaisir à maman»).

Désacralisant d’un grand coup la sculpture, lui rejetant son autonomie, il fait advenir grâce à ces alliages-porridge des microperformances spontanées. Dans l’expo, les visiteurs peuvent se planquer derrière un rideau pour mettre en pratique la fonction que leur avait donnée le critique Reinhard Priessnitz : la «mise en forme d’états névrotiques». D’aucuns se les passent entre les jambes (éternel…) ou miment une conversation téléphonique (permanence et transformation du doudou). Le matériau «papier mâché» n’est pas anodin, qui se retrouvera dans presque toutes les sculptures de West : s’il n’y a pas véritablement eu mastication, les œuvres grumeleuses charrient l’idée d’une ingurgitation. Comme le souligne Christine Macel dans le catalogue, la digestion est l’action clé de l’œuvre de West qui, multipliant collaborations, collages (superbes) et emprunts – certains visibles au long du parcours – n’a jamais hésité à avaler le travail des autres. Voir en particulier Viennoiserie (1998), installation qui singe les codes de l’accrochage domestique chic avec canapé beige, et mêle généreusement les œuvres de Paul McCarthy, Otto Muehl ou Raymond Pettibon aux siennes. Oui, pourquoi se limiter à ce que l’on est ? Accessoirement, l’on apprend que Franz West, né Zokan, prit le nom de sa mère, West, à l’âge de 34 ans, et falsifia sa date de naissance (de 1947 en 1946).

«Sex Trivial», 1972. Photo Auktionshaus Im Kinsky. GmbH

S’allonger

Etrange, il y a beau avoir des divans en pagaille à l’entrée de l’expo, on n’y trouve qu’un seul lit, et à la verticale (Zitat, 1985), toute première sculpture autoportante de l’artiste, réalisée avec son lit d’enfant recouvert de papier alu. Il semble en équilibre instable, un peu de guingois. Lors de sa présentation par Harald Szeemann à la Kunsthaus de Zurich, il était accompagné de la citation suivante : «Où la maladresse bascule dans l’élégance.» Un bon résumé du travail de West, tant frappe l’harmonie de l’ensemble, alors même que West visait «le laid».

Donc, les spectateurs ne pourront pas s’allonger dans les salles, c’est regrettable, pour rêver ou lire, par exemple des ouvrages présentés dans Two to Two (1994), ces minitotems de papier mâché coloré posés sur des bibliothèques-socles. West réalisa Two to Two à la demande du galeriste David Zwirner, qui n’avait pas réussi à les vendre lorsque les sculptures se trouvaient sur des socles immenses. Les rayonnages révèlent les intérêts de l’artiste, grand lecteur de philo analytique, de psychanalyse et de littérature. Le jour de notre passage, s’y trouvent les Ecrits de Lacan, le Tractatus de Wittgenstein ou encore l’Archéologie du savoir de Foucault. Franz West donnait et prêtait énormément de livres, il arrivait aussi qu’il paie un étudiant pour en lire à sa place et les lui résumer. La conversation, autre mot-clé pour entrer dans cette œuvre protéiforme.

Viennoiserie, 1998. Photo TATe, Londres. Distribution RMN-Grand Palais

S’asseoir

Rien de plus désinhibant que l’invitation de Franz West à s’asseoir. Tout au fil du parcours, on trouve des chaises, objets-motifs que West décline en causeuses, en bancs colorés ressemblant à des gros osselets (Knotzen, 2002) ou en banquettes circulaires et joufflues comme des donuts au glaçage rose (Cook Book, 2007). Ça met à l’aise, des œuvres sur quoi poser ses fesses, et qui se dérobent ainsi à notre regard. Poser son cul sur l’art, ça donne aussi une idée du joyeux bordel qu’entendait mettre Franz West. Brouiller les pistes entre mobilier et sculpture, faire descendre l’artiste de son piédestal, et placer le corps des visiteurs – et leur vénérable postérieur – au centre. Il faut se figurer l’Autriche d’après-guerre pour comprendre combien la démarche était salutaire. Cette obsession des chaises, West l’expliquait ainsi : «Dans les musées d’histoire […], on trouve des tables et des chaises qu’on ne peut pas utiliser. Je me posais alors des questions : est-ce de l’art déguisé en meuble, ou est-ce un meuble déguisé en œuvre d’art ? […] Quoi qu’il en soit, j’aimais leur présence, peut-être comme celle du trivial dans le sublime.» Les pièces exposées ayant sacrément pris de la valeur, les visiteurs ne peuvent tout de même pas se poser partout, dommage. Il faut lire les pictogrammes et suivre le marquage au sol. L’on aurait bien testé Psyché (1987) : le titre est l’un de ces jeux de mots dont West était friand, et il annonce le dispositif, des chaises face à une coiffeuse avec des miroirs démultipliant. Ou essayer, aussi, l’installation conceptuelle Mural (1995) avec ses fauteuils posés sur un fin socle façon Carl André qui regardent deux toiles blanches – l’ensemble singe drôlement l’art minimal. Dans une conversation qu’il eut avec Mike Kelley, dont la vidéo est dans l’expo, l’Américain parle de «désublimer la modernité».

Rrose/Drama, 2001. Photo DR

Chier

Qu’on se rassure, rien n’encourage à se soulager directement dans l’expo. Mais les formes radicales et digestives de ses sculptures, les petites et les monumentales, montrent que l’artiste autrichien en a dans le ventre. Il a même carrément de l’estomac, à vouloir nous faire gober ses étrons et autres vers de terre, et ses dessins parsemés de saucisses et de morceaux de viande. The First Passstück (1978-1994) ressemble à s’y méprendre à une grosse portion de boudin noir peinte en blanc… Et comme de bien entendu, l’on trouve dans l’expo un fauteuil qui évoque vaguement une chaise d’aisance (Sans titre, 1988-1989). Dans la même veine, derrière une cloison, Franz West et son ami Bernhard Riff nous baladent sur les toilettes du monde entier lors d’une courte vidéo potache, Mood (1995), catalogue de formes creuses sur lesquelles s’asseoir quotidiennement.

Ces œuvres intestinales ne sont pas si éloignées des performances avec sang, merde et pisse des actionnistes viennois que Franz West avait vues très jeune (16 ans) mais qu’il trouvait tristes. Il rejeta vite la hiérarchie autoritaire des actionnistes et les ridiculisa dans des dessins de jeunesse (Mode d’emploi dans le goût actionniste, 1978). Les sécrétions corporelles, West connaissait déjà : la mère du petit Franz était dentiste et rentrait en fin de journée la blouse pleine de sang. Le laid, le trivial, l’intestinal, s’imposent ici comme des évidences, et ce n’est pas le moindre des tours de force de l’expo que de nous révéler combien ils nous attirent, surtout en cet âge obsédé par la pureté et la perfection. Ses grosses sculptures moches appellent irrésistiblement la préhension.

ParClémentine Mercier etElisabeth Franck-Dumas

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