Route du rhum : Francis Joyon, «le Menhir» express

Published 12/11/2018 in Sports

Route du rhum : Francis Joyon, «le Menhir» express
Francis Joyon, après sa victoire dimanche.

Voile

Le navigateur de 62 ans a battu dimanche le record de la course, au terme d’un duel grandiose avec le jeune François Gabart. Charismatique et décontracté, il détonne dans le milieu de la voile.

Il a presque deux fois l’âge du prodige François Gabart, et son trimaran, Idec Sport, construit il y a douze ans, a plus de 150 000 milles (277 800 kilomètres) sous les coques. En remportant pour la troisième fois d’affilée la Route du rhum, d’abord avec Franck Cammas (2010), puis Loïck Peyron (2014), et désormais Francis Joyon, ce trimaran de 31,50 m, dessiné par les architectes Lauriot-Prévost et Van Peteghem, entre dans la légende, établissant un nouveau record de la Route du rhum en 7 jours, 14 heures et 21 minutes.

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«Si je ne gagnais pas avec ce bateau, j’étais un âne. Il fallait que je fasse un petit effort !» dit en se marrant Francis Joyon. Il détonne dans le paysage de la course au large et ses jeunes et ambitieux marins multitâches et formatés. Il pourrait être leur père. On compare volontiers cet immense navigateur à Eric Tabarly, massif comme lui, et tout en retenue. Surnommé «le Menhir», Joyon parle peu, toujours à bon escient, et fascine dans le milieu par sa décontraction et son charisme. S’il y a deux choses qu’il déteste, ce sont bien les paillettes et les conférences de presse. Son sponsor en or, Patrice Lafargue, patron du groupe Idec, pas voileux pour un sou et fou de sport automobile, l’adore et lui laisse tout passer. Quand, sur ces maxi-trimarans, les équipes sont désormais pléthoriques, Joyon se contente de trois ou quatre personnes. Pendant longtemps, il a préparé ses bateaux quasiment seul et n’a jamais mis les pieds au pôle course au large de Port-la-Forêt, d’où sont issus tous les grands. Ses concurrents passent une partie de leur temps à pousser de la fonte en salle de sport. Lui préfère s’adonner au kitesurf dans la baie de Quiberon, près de sa maison donnant sur le golfe du Morbihan, ou naviguer en famille sur son multicoque de croisière.

Vacharde

En 1990, sur le catamaran qu’il a construit dans un hangar à partir d’éléments récupérés sur d’anciens voiliers de course, Joyon se prépare à disputer sa première Route du rhum. A une semaine du départ, l’organisateur décide brutalement de modifier le règlement, imposant au marin né à Hanches (Eure-et-Loir) de raccourcir son bateau. Joyon s’exécute sans la ramener. Avec l’aide d’un ami, muni d’une scie égoïne (la pluie redouble et il y a risque d’électrocution avec une scie électrique), il coupe les extrémités de son bateau, colmate, stratifie. Vacharde, la direction de course lui impose alors d’effectuer un nouveau parcours de qualification dans la tempête pour avoir le droit de prendre le départ. Dixième à l’arrivée en Guadeloupe, son catamaran BPO ressemble au radeau de la Méduse avec ses voiles déchirées et des coques pleines d’eau. Lui savoure discrètement ce qu’il considère «comme une petite victoire».

«Dézingué»

A 62 ans, ce «malabar» zen, charpentier de marine de formation, a la condition physique d’un athlète trentenaire. Admiratif, Michel Desjoyeaux, vainqueur de la Route du rhum en 2002, dit de lui qu’il est «exceptionnel». «Ce n’est pas 40 à 45 nœuds de vent au près qui vont le perturber !» Francis Joyon, en totale alchimie avec son bateau, affirme l’avoir mené plus vite sur cette Route du rhum qu’en équipage. Au printemps, il a pourtant pulvérisé le trophée Jules-Verne (record du tour du monde en équipage) en 40 jours et 23 heures ! «Les deux premiers jours, c’était vraiment très très sauvage et j’aurais pu, comme beaucoup, tout casser», raconte le nouveau héros du Rhum, les traits tirés, yeux bleus délavés et mains plus rêches que du papier de verre. «Le trajet a été difficile. Même en croyant avoir du beau temps dans les alizés, on avait des grains assez violents. Les changements de voile étaient compliqués, c’était brutal et sportif. J’ai dû choquer [lâcher les voiles, ndlr] sept ou huit fois en catastrophe car le bateau était à 45 degrés menaçant de chavirer !» Et d’ajouter : «Je suis dézingué au niveau auditif car le bateau était en vibration et en sifflement constant.» Il n’a quasiment pas fermé l’œil. «On m’a raconté l’histoire de moines tibétains qui ne dormaient jamais, et se contentaient de simples moments d’assoupissement, en tenant des objets bruyants qui, en tombant sur le carrelage de leur cellule, les réveillaient aussitôt», raconte celui qui a donné du fil à retordre à Gabart durant les quelque 4 300 milles (près de 8 000 kilomètres) de cette traversée expresse à 19,42 nœuds de moyenne. «Ces brefs moments d’endormissement sont plus récupérateurs que toute autre forme de sommeil !» Son conseiller météo Christian Dumard ajoute : «On n’a communiqué que par brefs messages via l’application Telegram. Et quand tu lui demandes “de remettre un peu de charbon”, il le fait sans sourciller, mais sait aussi dire quand ça devient limite. Il est très impressionnant.» C’est seulement dans les derniers instants de la course que Joyon a appris les problèmes techniques sur le bateau de Gabart : «Il avait un bateau extrêmement rapide et je me doutais que si j’arrivais à regagner sur lui, c’est qu’il était handicapé d’une manière ou d’une autre. Il a eu énormément de mérite. […] François a réussi, d’une part, à prendre sur lui et ne rien dire, et d’autre part à faire une course hyper courageuse et engagée.» Toujours cette même élégance.

ParDidier Ravon

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