La Route du rhum dans un mouchoir de poche

Published 11/11/2018 in Sports

La Route du rhum dans un mouchoir de poche
Idec Sports, de Francis Joyon, lundi soir à l’approche de l’arrivée en Guadeloupe.

Voile

A l’issue d’un duel titanesque, Francis Joyon remporte la course sept minutes devant François Gabart.

Actualisé à 5 heures lundi avec la victoire finale de Joyon.

L’on peut toujours rêver à des duels impossibles entre Zidane et Mbappé, Hinault et Froome, ou McEnroe et Federer… sauf que seule la voile, «un sport à maturation lente»selon Loïck Peyron – tenant du titre, et qui participe à sa huitième Route du rhum sur le sister-ship du premier vainqueur en 1978 – permet de telles confrontations entre navigateurs de génération différente. François Gabart, 35 ans, pourrait être le fils de Francis Joyon, 62 ans. Les deux marins se sont livré un duel homérique depuis une semaine entre Saint-Malo et Pointe-à-Pitre, distants de 3480 milles (6 400 kilomètres). 

Francis Joyon l’a finalement remporté dans la nuit en un temps record de 7 jours 14 heures 21 minutes, au terme d’un finish incroyable de plusieurs heures autour de l’île, François Gabart passant la ligne seulement 7 minutes après Joyon.

Tout sépare les deux hommes. Gabart navigue sur Macif, un trimaran de 31,50 mètres conçu il y a trois ans et largement modifié au printemps. Joyon arme Idec sport de la même taille, le plus titré des multicoques, vainqueur des deux dernières Route du rhum… mais accusant douze ans d’âge. Gabart, l’ingénieur et gendre idéal, était invaincu depuis sept ans dans toutes les courses auxquelles il a participé. Il détient aussi depuis l’hiver dernier le record du tour du monde, en quarante-deux jours.

Francis Joyon, un «malabar» zen à la voix douce et posée, est une sorte de Tabarly, parlant peu mais toujours à bon escient. Immense marin, il détonne dans le paysage de la course au large et de ces marins formatés. Joyon a toujours préparé ses bateaux quasiment seul, n’a jamais mis les pieds au pôle course au large de Port-la-Forêt, ayant formé les Desjoyeaux, Cammas, Gabart ou Le Cléac’h. N’empêche, le milieu l’adore.

Avaries

Contrairement à Gabart le prodige, Joyon a peu gagné, mais réalisé des exploits sur des bateaux parfois de bric et de broc. Quand part cette 11e Route du rhum, le 4 novembre, les 123 marins ont le ventre noué, et il y a de quoi. La direction de course a même envisagé de retarder le départ avant de se raviser. La météo annonce trois méchantes dépressions sur le proche Atlantique et dans le golfe de Gascogne, avec des vents tempétueux et des vagues de plus de 8 mètres.

A peine sortis de la Manche, les concurrents affrontent des conditions dantesques. Dans une mer croisée levée par un puissant vent d’ouest, Sébastien Josse sur Edmond de Rothschild, alors en tête, brise un flotteur sur 8 mètres, mais parvient à sauver son trimaran géant, et se réfugie dans un port en Espagne. Victime à son tour d’une avarie sur un bras de liaison, Thomas Coville sur Sodebo se détourne vers La Corogne pour réparer. Ironie de l’histoire, il repart une semaine plus tard, le matin où le futur vainqueur est en approche des Antilles.

Dans cette mer cabossée, Gabart et Joyon la jouent prudents, lèvent le pied, et passent le mauvais temps, se glissant enfin sous l’anticyclone des Açores, avec ses alizés et ses poissons volants venant atterrir sur les filets qui relient les coques. Pour Armel Le Cléac’h sur son géant Banque populaire, l’addition est salée. Le vainqueur du dernier Vendée Globe voit son flotteur bâbord se briser comme du petit bois. Il chavire au nord des Açores, plonge dans son habitacle afin de sauver sa peau, puis est récupéré de nuit par un chalutier.

Les avaries se succèdent, et pour la première fois depuis quarante ans, plus d’un quart des concurrents ont sagement préféré s’abriter dans les ports qui jalonnent la Bretagne et l’Espagne, en attendant un temps plus clément. La polémique enfle quant à ces multicoques Ultimes de plus de 30 mètres munis de foils et censés voler autour de la planète, et qui au bout de soixante-douze heures ne sont plus que trois en course. Franck Cammas et Michel Desjoyeaux, deux anciens vainqueurs, montent au créneau et volent au secours des skippeurs, architectes et constructeurs. Pour «le Professeur» Desjoyeaux, «ces bateaux ont besoin d’une phase de régression. Il ne faut pas oublier que les premiers maxi-trimarans ont tous connu des problèmes structurels. On a même parfois stoppé la construction de nouveaux bateaux en attendant de comprendre ce qui s’était passé sur des flotteurs qui avaient cassé et étaient encore en nid d’abeilles à l’époque».

Cuillère

François Gabart et Francis Joyon, seuls au monde devant, se livrent à un duel titanesque, dormant par tranches de quelques minutes sur un engin qui ne demande qu’à chavirer. Les routages qui indiquent la route optimale laissent à penser que le record détenu par Loïck Peyron, en sept jours et quinze heures, va être pulvérisé… mais les alizés, ces vents d’est-nord-est ne sont pas si coopératifs. François Gabart est le premier à apercevoir les nuages accrochés sur les sommets de «l’île Papillon». Il enroule la tête à l’Anglais au nord-ouest avant de plonger vers Basse-Terre, pourchassé par un Joyon déchaîné et qui avoue enfin qu’il est à ramasser à la petite cuillère.

L’avance de Gabart – 150 milles (277 kilomètres) – a fondu comme beurre au soleil, et Joyon le «menhir» n’est plus qu’à 20 milles (37 kilomètres). Le marin le plus brillant de sa génération dévoile alors qu’il a cassé un foil – cette moustache permettant de voler – dès la seconde nuit, puis un safran, pièce essentielle du gouvernail, le lendemain. Avant un épilogue tout en suspense, comme il y a quarante ans, lors du premier Rhum.

ParDidier Ravon

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