«Danser brut», transes dans le vif

Published 05/11/2018 in Arts

«Danser brut», transes dans le vif
«Sans titre», anonyme, 1950.

Critique

A travers un parcours érudit de 300 œuvres issues de ses collections d’art brut, le LaM de Villeneuve-d’Ascq explore les liens entre danse et folie, des possédés du Moyen Age aux hystériques de Charcot en passant par les dessins tardifs d’un Nijinsky devenu schizophrène.

Quelle étrange énergie traverse l’épine dorsale des danseurs ? Qu’est-ce qui soudain met le corps en mouvement et le pousse à se déployer et se replier, à tournoyer sur lui-même, à faire des rondes ou à bondir sur place ? Les danseurs ne seraient-ils pas un peu possédés ? C’est ce mystère que fouille «Danser brut», la foisonnante exposition que le LaM de Villeneuve-d’Ascq (Nord) consacre à un sujet peu popularisé. En croisant les disciplines (dessins, films, peintures, sculptures, photographies, musique), en plongeant dans les collections d’art brut du LaM et en écoutant les psychiatres, le parcours ouvre des pistes sur la définition possible d’une «danse brute», dans une approche transversale. Avec plus de 300 œuvres, de la fin du XIXe siècle à nos jours, l’exposition, en zig-zags, erre du côté de la Salpêtrière à Paris et de la clinique de La Borde (Loir-et-Cher) et fait même un détour par le Grand Restaurant, film dans lequel Louis de Funès exécute une chorégraphie culte avec une saucière.

Tarentelles

Fourmillant d’exemples, «Danser brut» ausculte l’épidémie de danse qui infuse la modernité. Au cœur du parcours, une thèse passionnante : certaines danses sortiraient de l’hôpital pour contaminer les planches. C’est le postulat du livre De Charcot à Charlot (2001), de Rae Beth Gordon, qui étudie la contagion entre médecine et arts. Via la vulgarisation scientifique, au tournant du XIXe et du XXe siècle, l’observation de la folie inspire les artistes, dont les danseurs. Etudiant les analogies entre la psychiatrie et les cabarets populaires, Rae Beth Gordon a mis au jour une esthétique convulsive qui se prolonge jusque dans les films de Chaplin. Rappelons que le spécialiste des maladies nerveuses Jean-Martin Charcot présentait les hystériques dans l’amphithéâtre de la Salpêtrière et diffusait leurs portraits – les planches du photographe Albert Londe sont ici exposées -, ce qui marqua fortement les esprits. Tout comme l’annuel Bal des folles de la Salpêtrière était raconté dans la presse : les gravures sont sous vitrine. Comment ne pas voir des ressemblances entre les TOC des malades en 1910 et les mimiques de Charlot dans les extraits de films projetés ?

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Autre hypothèse du LaM, les liens énigmatiques entre danse et folie ne datent pas de la fin du XIXe siècle et sont certainement plus anciens. Car certaines danses collectives, observées depuis le Moyen Age, ressemblent à des possessions. Dans un extrait du film Paracelse (1943) du cinéaste allemand Pabst, biopic du médecin et philosophe (1493-1541), un homme effectue une danse cathartique dédiée à Saint-Guy. L’alchimiste avait étudié les «maladies invisibles» dont celle de Frau Troffea qui, pour se soustraire à l’autorité de son mari, se mit à danser frénétiquement. Ces gesticulations furent à l’origine de l’épidémie de danse à Strasbourg en 1518, où certains danseurs bougèrent jusqu’à la mort.

Parmi les transes contagieuses inexpliquées, il y eut le Mal des ardents (XIIe siècle), les possédés de Loudun (XVIIe), les convulsionnaires de Saint-Médard (XVIIIe), le mal de Morzine au XIXe siècle… Après-guerre, dans les années 60, l’anthropologue italien Ernesto De Martino se pencha sur les cas de tarentelles dans les villages reculés des Pouilles. Une étrange vidéo montre les tarentulées traversées de convulsions ou escaladant un autel d’église. Pour exorciser le mal, elles marchent à quatre pattes, sautillent, chantent et revivent la piqûre d’araignée. Selon les croyances, ces danses traditionnelles guérissaient de la morsure de tarentule. Ernesto De Martino analyse ces transes énigmatiques comme la transmission d’un patrimoine venu de l’Antiquité et une résistance à la centralisation du pouvoir catholique en Italie.

Pantins

L’exposition puise aussi ses sources dans des trajectoires singulières, dont l’agriculteur Jean Grard et ses girouettes, le fermier «Petit Pierre» et son immense manège ou encore le «Dieu de la danse», Vaslav Nijinsky (1889-1950). Ce dernier, congédié par son amant, Serge Diaghilev, directeur des Ballets russes, après s’être marié avec Romola de Pulszky, abandonne la danse, sombre dans la schizophrénie et se saisit des crayons. Aux murs, ses cercles et figures géométriques, à l’encre ou aux crayons de couleurs, font penser à des chorégraphies obsessionnelles. A l’instar des dessins hypnotiques d’Adolf Wölfli (interné en Suisse après une enfance chaotique), des pantins colorés de John Elsas ou des personnages au feutre de l’autiste Lucile Notin-Bourdeau… «Tournicoti, tournicoton», répète Zébulon dans la série télévisée le Manège enchanté, dont on voit des livres sous vitrine. Et l’expo, par l’ampleur des questions soulevées, donne le tournis.

ParClémentine Mercier Envoyée spéciale à Villeneuve- d’Ascq (Nord)

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