Cyril Cyril, une bonne transe de résistance

Published 25/11/2018 in Musique

Cyril Cyril, une bonne transe de résistance
Dans leur pop psyché expérimentale, Cyril Bondi et Cyril Yétérian tissent des liens entre les langues.

Critique

Les Suisses Cyril Yétérian et Cyril Bondi ont forgé en duo un album croisant rythmes ethniques et contestation. A découvrir à Paris et aux Transmusicales de Rennes.

«La vague d’immigration qui nous a le plus influencés en Suisse, c’est celle des squatteurs», se souviennent sans passéisme les deux membres de Cyril Cyril, presque d’une même voix mais pas tout à fait synchrones. Ces Cyril, tous deux trentenaires, ont vécu adolescents la fin de cette période «où tout était à prix libre et où les soirées brassaient des gens très différents. C’est bel et bien fini et on n’a pas de nostalgie de cette époque, mais elle a été cruciale». Leur album Certaine ruines, distribué en France depuis fin septembre par le label Born Bad, les a réunis en une créature bicéphale animée par des rythmiques de transe et des chants répétitifs, scandés, ululés, textes de résistance au message effervescent.

Blues touareg. Le duo plante une (en)tente sonore entre époques, genres et déconstruction des sons, des voix, qui ressemble à peu de choses entendues par les temps qui courent et ne se rattrapent plus. «Ne plus croire en rien et s’en aller brouter les inquiétudes ensevelies des mille autres quelque part», scande Cyril Yétérian sur le titre d’ouverture, Colosse de Rhodes, monté sur une rythmique gnawa. Presque un manifeste. «La Suisse est un pays qui a longtemps accueilli des gens, Genève a été une ville d’immigration, il y a eu du brassage et nous n’avons pas le sentiment d’avoir une musique originaire d’où on vit. On est quelque part soulagés d’une sorte de poids de la tradition», soufflent les deux Cyril. Deux Suisses, mais nomades, donc. Sur Samarcande, ils squattent le blues touareg méditatif du désert, où s’insère la phrase des esprits errants : «Je ne fais que passer/ N’est-ce pas.»

Du côté des férus d’authenticité, ce premier album déroutant pourrait être étiqueté factice. Mais il ne se veut pas un travail d’archéologie musicale, dansant avant tout sur ses propres inquiétudes et les ruines de leurs projets antérieurs. Avec son trio Mama Rosin, dont l’album Bye Bye Bayou a été produit par l’Américain Jon Spencer en 2012, Cyril Yétérian avait tenté l’expérience cajun depuis la Suisse, chantant en français et créole. Disquaire et tenancier du label Bongo Joe, il est un digger curieux, qui compte parmi ses signatures Altin Gün, groupe basé à Amsterdam qui fait revivre l’héritage underground du rock psyché turc mais aussi le groupe La Tène, amateur de sons abrasifs autant que de musiques traditionnelles françaises. Quant à Cyril Bondi, il est un expérimentaliste venu du jazz et participe avec ses percussions à la résurrection de sons ancestraux. Libérés d’autres projets qui ont pris fin dans des circonstances «pas forcément heureuses», ils se sont réunis un peu par hasard, revendiquant même avoir peu de ponts musicaux et avoir grandi dans des quartiers de Genève séparés. L’idée de départ était de jouer des instruments qui n’étaient pas les leurs : Yétérian troque son bandonéon pour un banjo et une guitare – Bondi, lui, a «cherché à repenser la batterie, sorti une grosse caisse de fanfare, utilisé des grelots sur les peaux et repensé ce que c’était de faire un rythme ou un groove».

«Combattant». Ainsi équipé, le duo fait des liens aussi entre les langues. Yétérian, habile au micro sans rouler sa bille, habite les compositions par ses mots aussi flexes pour du rap que du chant en arabe qui sort des lignes mélodiques : «C’était dur mais ça m’a obligé d’assumer une épine, car je parle très mal l’arabe. L’Occident a un souci avec l’appropriation culturelle mais moi, j’ai des origines orientales et c’est ce que j’écoutais enfant. J’ai ça en moi, vraiment.» La spirale psyché Sayyara propose ainsi en libanais une répétition de la phrase «je prends ma voiture et je fonce dans le mur» – une manière pour Cyril Yétérian d’évoquer son rapport à ses origines, son «inconfort et la voie sans issue» à laquelle il fait face quand il rend visite à sa famille qui vit au Moyen-Orient. Citadins aux airs de troubadours des champs – l’un d’eux a traîné ses bottes à Tarnac -, les ceux Cyril déboulonnent ensuite l’urbain sur la Ville, en paraphrasant le Comité invisible et le Prix Goncourt de littérature Patrick Chamoiseau dans son livre Texaco, tous crédités sur l’album :«La ville est un danger/ Elle pétrifie de silence les campagnes/ Elle menace les cultures et les différences comme un virus mondial.» Le texte Sous la mer c’est calme, avec son flow marshmallow et ses punchlines, est plus proche du rap français de PNL ou Orelsan, jetant des pavés en slow motion dans la mare actuelle : «Flemme du Fomo, je fais ramadan/ Qu’est-ce qu’il fermente en coulisse/ Machin président du monde/ Je pars habiter dans le rift.» Les riffs au banjo pimpé aux pédales d’effets et les percussions ouvrent de nouvelles possibilités pour une pop psyché expérimentale qui se débarrasserait du trop-plein de références. Cyril Yétérian défend un «disque de combattant qui a un point de vue politique sur comment mener sa vie, mais aussi sur la survie du musicien dans un pays comme la Suisse, où tout est hors de prix». Et cet album, assemblage de ruines inestimables, devrait gonfler, si ce n’est le PIB de la Confédération helvétique, du moins sa fierté d’y voir zoner ces deux Cyril aux idées longues.

ParCharline Lecarpentier

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