Jonathan Anderson, des habits et moi

Published 02/12/2018 in Mode

Jonathan Anderson, des habits et moi
Jonathan William Anderson, le 12 novembre 2018 à Paris.

Portrait

Héraut de l’androgynie dans la mode, pressé et ambitieux, cet Irlandais du Nord est aussi travaillé par l’histoire et le chaos effleuré.

Sa façon de tirer sur les manches de son pull pour s’en recouvrir les mains accentue le tableau adulescent – teint frais comme la rose, regard bleu layette, baskets de gars d’à-côté. On pense à Xavier Dolan, autre «wonderboy» ravissant. Et on se dit que cette génération-là est vraiment redoutable. Arty et machine de guerre à la fois, glamour et business, fast and ambitious.Du charme d’assaut.

Jonathan William Anderson est bien plus discret et moins connu que Xavier Dolan – se payer une place pour Mommy reste possible quand il faut compter 200 euros pour un tee-shirt J.W. Anderson, 800 pour un pull, 1 200 pour un manteau… Mais dans la mode, son nom est un sésame, synonyme de nouvelle garde et de table renversée avec succès : celle de Loewe (prononcer «loévé»), vénérable maison madrilène fondée en 1846 qu’il pilote en parallèle de sa propre marque depuis 2013 et qu’il a liftée comme on rêverait de l’être, remise à neuf mais sans effet Brazil. L’image de Loewe, qui ne brillait plus que par ses sacs à main, a carrément muté. Dans le fond (exit la dimension patrimoniale, vive l’androgynie) comme la forme, campagnes de pub en lisière du conceptuel à l’appui. Bilan : abuelita («mamie») est restée ultrachic mais version pointue, désirable même pour les moins de 30 ans. Adiós l’ancien monde. Acheter du Loewe signifie désormais que tu as les moyens mais aussi un goût affûté et des références, culturelles notamment. Anderson se veut d’ailleurs «curateur», centrifugeur d’énergies et d’influences. Une élégance éclairée, voilà le fantasme véhiculé par le chouchou du groupe LVMH.

Raccord avec ce storytelling de l’habit habité, il dit que les vêtements «ne sont que des choses, c’est l’individu qui compte et fait la différence». D’où son refus des cloisons entre vestiaires masculin et féminin. «Kurt Cobain était magnifique en robe. Dès lors que vous êtes crédible dans ce que vous portez, il n’y a aucune question à se poser.» J.W. a même fait des crop-tops (ras le nombril) pour gars. Le hoquet est possible. En 2013, c’est le Daily Mail qui s’étrangle après un défilé : «Chez J.W. Anderson, l’humiliation des mannequins a été totale, avec ces beautés mâles obligées de porter des shorts froufroutants, des robes en cuir et des bottes à volants.»

Tranquillement calé derrière son bureau avec vue sur l’église Saint-Sulpice, le boutefeu enfonce le clou en sorcière assumée : «Quand j’ai mis des jabots aux hommes, certains m’ont traité de malade, accusé de détruire la masculinité… Mais c’est en électrisant les choses qu’on contribue à changer la donne, ce qui apparaît comme une transgression peut ensuite se normaliser.» Anderson accélère l’évolution de la mode masculine, contribue à cracker le carcan de la sacro-sainte virilité.

Rastignac, mais alors cérébral, méthodique, voire stratégique, étranger à l’embardée : on pose le diagnostic assez vite, tandis que J.W. répond du tac au tac et amplement, à frôler le tunnel. On s’ennuierait, n’était-ce sa franchise. Sur sa gayitude par exemple. Celui qui rend ces jours-ci hommage au couple flamboyant de plasticiens Gilbert & George via une collection capsule, dit à propos de #MeToo : «Je pense qu’il fallait qu’on en arrive là, et que les hommes se sont fragilisés tout seuls, mais bon, moi, je suis gay-gay, un peu des deux côtés.» Et il dé-glamourise facilement. Sa vie («partir dans ma maison de campagne, jardiner, aller au pub manger pas healthy ou faire le ménage me permet de rester sain d’esprit»)comme son œuvre («très bien si on dit que je conçois de belles choses, mais ce qui compte vraiment, ce sont les emplois que ça génère, et mieux on vend, plus on peut employer, là est ma plus grande responsabilité»).

L’injonction de rentabilité a transformé le créateur de mode en moteur hybride, forcément expert-comptable quand les générations anté-crise pouvaient encore flamber. Anderson y ajoute une dimension morale très «père de famille». Lui-même, quoique «bien sûr» pro-PMA et GPA pour tous, ne sait pas s’il le deviendra, «il faut être sûr de pouvoir apporter à l’enfant la stabilité nécessaire». C’est ce qui fait le sel d’Anderson, sinon exemple somme toute banal de relève qui bouscule les codes : le louveteau aux dents longues résolument découvertes («j’ai passé deux ans dans une école d’art dramatique, je suis venu à la mode quand j’ai réalisé que je ne deviendrais jamais le meilleur acteur, oui, je suis très compétiteur») se révèle par moments prudent comme l’arthritique. Ou comme un traumatisé, travaillé par le chaos effleuré. Ce qui est le cas, même s’il ne le dit pas tel quel. Jonathan Anderson qui a Londres pour épicentre, Paris pour résidence secondaire et Madrid pour escale récurrente, se dit «européen». Mais le fils de l’international de rugby Willie Anderson et d’une prof d’anglais est avant tout irlandais du Nord, a grandi pendant «les Troubles». «Si j’ai tendance à oublier que passer des check-points était devenu quelque chose de “normal”, je me souviens de moments de grande tension, la rue principale de votre ville pouvait disparaître d’un jour à l’autre. Je me rappelle par exemple très bien de l’attentat d’Omagh, un des pires.» Elevé «de façon très ouverte», hors religion, il se réjouit de l’Irlande du Nord actuelle, «le tourisme est en plein boom, les gens viennent pour Game of Thrones [la série médiévo-fantastique américaine est tournée là, ndlr] ou pour visiter Belfast…».

Du coup, quand on met le Brexit sur le tapis, un rare ange passe. Rappel : une sortie «dure» du Royaume-Uni de l’Union européenne impliquerait un retour à une frontière physique entre la république d’Irlande, pays membre de l’UE, et l’Irlande du Nord, région du Royaume-Uni. Avec le risque de rallumer les tensions entre les deux communautés. Quand on rencontre Anderson, le 12 novembre, la menace est écartée avec l’accord négocié par Theresa May, qui maintient l’ensemble du Royaume-Uni dans l’union douanière européenne. Mais May est alors tangente, contestée par son propre parti. Anderson (qui vote«systématiquement mais pas forcément pour le même parti») mue de fonceur à médiateur : «Je ne suis pas pour ou contre le Brexit… Mais quand vous sortez de Londres, vous voyez combien la vie est dure pour certains et pourquoi ils l’ont voulu. Ce qui est sûr, c’est que l’équilibre est fragile, et si Londres décide de tout, ce sera un désastre.» L’iconoclaste a suivi les cérémonies du 11 Novembre à la télé, loue la reine d’Angleterre pour sa «façon très rationnelle de regarder l’évolution du monde alors que ces temps-ci, notamment avec les réseaux sociaux, on confond tout, ou alors quelque chose émerge qui n’est que du vent». Pressé empreint de passé, fonceur soucieux, diable très raisonnable, vertébré décorseté : on a rencontré un acrobate de haut vol, toutes torsions assumées.


1984 : Naissance à Magherafelt (Irlande du Nord).

2005 : London College of Fashion.

2008 : 1ère collection J.W. Anderson.

2013 : DA de Loewe.

3 décembre 2018 : Hommage à Gilbert & George.

ParSabrina Champenois Photo Audoin Desforges

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