«Leto», le rock se lève à l’Est

Published 04/12/2018 in Cinéma

«Leto», le rock se lève à l’Est
Teo Yoo, Irina Starshenbaum et Roma Zver dans «Leto», de Kirill Serebrennikov.

Critique

Le film de Kirill Serebrennikov, toujours assigné à résidence, offre une formidable plongée dans l’univers rock de l’URSS des années 80, à travers la relation complexe de deux musiciens prisonniers du carcan soviétique en déclin.

C’est un film sur les limbes, la vie rock sous observation policière et la fièvre adolescente au cœur du totalitarisme à l’agonie. Bowie chante en 1976 «it’s too late to be late again», le mantra de toute jeunesse qui passe trop vite et ne sait jamais tout à fait si elle est dans le train de l’histoire ou si elle le regarde filer à vive allure vers un ailleurs interdit ou improbable. Nous sommes dans la Russie des années 80, la vieille lune soviétique Leonid Brejnev, 74 ans, à demi gâteux, tient un pays qui, depuis un an, envoie au massacre une partie de sa jeunesse dans une terrifiante guerre en Afghanistan. Kirill Serebrennikov évoque cette période, qui précède la pérestroïka, à travers la peinture du petit milieu bohème des musiciens de Leningrad, et tout particulièrement l’amitié et la rivalité de deux figures de la pop made in USSR, le «vétéran» à Ray-Ban Mike Naoumenko, leader du groupe Zoopark, et un nouveau venu au joli minois, Viktor Tsoï. Il suffit à ce dernier de débarquer sur une plage avec un pote pour que le groupe d’amis qui gravitait encore deux minutes avant autour de l’astre Mike (Roma Zver) déplace l’antimatière de son admiration sur la météorite Viktor (Teo Yoo) et son lyrisme boudeur.

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Vodka de contrebande

Le film commence par un concert de Zoopark où le public trépigne mais reste assis sous la bonne garde du service d’ordre de la salle. Plus tard, quand il s’agira pour Viktor Tsoï d’envisager son premier concert, il lui faudra passer devant le comité de vigilance qui examine ses textes et son attitude avant de l’autoriser à se produire sur scène. Serebrennikov et son scénariste ont choisi de ne pas montrer une lutte frontale entre des rockeurs affranchis, dopés à la culture anglo-saxonne, biberonnant le Velvet, Marc Bolan ou Blondie comme de la vodka de contrebande et les représentants de l’économie administrée traquant la moindre étincelle de glamour capitaliste. Quelque chose de plus diffus et rusé articule les constants points de contact entre ceux qui s’époumonent contre la liberté sous surveillance et les gardiens statutaires de la dictature du prolétariat. L’esprit communautaire qui préside aux bœufs improvisés, séances de studio, répétitions, fêtes et virées en ville des séduisants protagonistes de Leto, suggère ou idéalise un état d’apesanteur, où n’entrent finalement que très peu la compétition pour la notoriété et l’égocentrisme diva qui font l’ordinaire des coulisses rock. Sans doute parce qu’il n’y a pas vraiment de maison de disques, qu’on se refile Scary Monsters comme un trésor de contrebande et qu’il faut beaucoup d’imagination pour se figurer la houle internationale d’un tube dès lors que chaque note se fracasse sur le mur de la guerre froide et du confinement communiste. Entravée et protégée dans cette nasse de l’histoire comme dans une poche résiduelle dont personne évidemment à l’époque ne sait qu’elle va s’écraser sur le sol quelque neuf ans plus tard, la bande de Mike et Viktor musarde, compose, flirte, picole et gueule à fond perdu et pour la beauté du geste.

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Gâchis extatique

Ce qui est vraiment magnifique ici, c’est la façon dont le cinéaste aborde ce moment de bascule, de crise, où un processus de désagrégation politique inexorable s’amorce comme en sourdine, non sous la forme attendue, fulgurante du drame mais en laissant les épisodes du quotidien déposer et cristalliser, dans l’ample matière du souvenir instantané, la joie irremplaçable des instants privilégiés et la conviction sereine que ce qu’il était possible de vivre l’était sans retenue ni calcul, et jusqu’à la plénitude d’un gâchis extatique. Comme déjà Control d’Anton Corbijn sur Ian Curtis et Joy Division et dans le suaire satiné d’un noir et blanc de gravure de mode, Leto nous replonge dans l’ère pré-Internet de l’isolement total, cette époque lointaine où la recherche de soi et du style se faisait à tâtons dans les gravats du conformisme et les odeurs de soupe. Dans cette archéologie du dénuement luxueusement paré d’une traîne d’élégie new wave, chacun pourra mesurer à quel degré de nostalgie vinyle ou streaming existentiel on se trouve.

ParDidier Péron

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