Billy Wilder, la mécanique caustique

Published 04/01/2019 in Cinéma

Billy Wilder, la mécanique caustique
Billy Wilder et Marilyn Monroe, à New York en 1954.

Critique

Retour à rebours sur la filmographie du brillant cinéaste et scénariste auquel la Cinémathèque française consacre une rétrospective intégrale. Une œuvre où, avec une mordante lucidité, il dépeindra, en provocateur à l’humour acerbe, les travers de la société américaine.

Puisque le cinéma n’en finit pas de réécrire son histoire, une autre secrète, orphique pourrait-on dire, reste à forger : celle qui consisterait à parcourir la filmographie d’un cinéaste à l’envers, en commençant par les derniers films, qu’un élan mélancolique nous porterait à créditer d’un sens occulte infléchissant, à rebours, toute son œuvre. Et qu’importe si, comme pour Orphée, ce regard rétrospectif venait à effacer l’image primitive qu’on se faisait du cinéaste aimé, nous serions prêts à prendre le risque.

Jusqu’à un certain point, concernant Billy Wilder (1906-2002) – dont l’œuvre fait l’objet d’une rétrospective complète à la Cinémathèque française. Malgré l’amour qu’on lui porte, difficile de trouver un quelconque intérêt à son dernier tour de manivelle, Victor la gaffe (1981), remake poussif de l’Emmerdeur d’Edouard Molinaro qui, déjà, ne volait pas bien haut. Fermons les yeux sur ce triste finale, la véritable œuvre testamentaire de Wilder vient juste avant, formant une hydre à quatre têtes – Fedora (1978), Spéciale Première (1974), Avanti ! (1972), la Vie privée de Sherlock Holmes (1970) -, quatre ultimes chefs-d’œuvre, réalisés au cœur des seventies, comme un pied de nez au Nouvel Hollywood, dont le vieux cynique raillait la forfanterie des «jeunes barbus» (Scorsese, Coppola, De Palma, etc.) et leurs mouvements de caméras épileptiques.

Feignait-il d’ignorer tout ce que cette génération lui avait copieusement emprunté ? Une liberté de trait, un goût certain pour le sexe, abordé trivialement, une critique acerbe de la société américaine – ses mœurs hypocrites, son capitalisme carnassier, ses chimères (l’industrie cinématographique, les médias) – et, surtout, un sens du simulacre et du faux-semblant, qu’un Brian De Palma, par exemple, ne reniera pas. Un jeu des apparences où la supercherie, le mensonge et le travestissement – motif essentiel – forment autant le cœur de l’action de ses films, qu’ils révèlent la complexité des lectures qu’on peut en faire.

Malgré cela, les Wilder tardifs, unanimement salués depuis, furent longtemps mésestimés, injustement considérés à leur sortie comme trop classiques, tant dans leur forme que par leurs sujets, jugés pas assez au goût de l’époque, pour ne pas dire vieillots. La critique, qui par ailleurs se délectait des saillies virulentes du cinéaste, avait fini par bouder une œuvre dont elle peinait de plus en plus à classifier les genres.

La Wilder’s touch, plume ironique, grinçante et provocatrice, qu’à ses débuts il avait brillamment mise au service des scénarios d’Ernst Lubitsch, son maître (la Huitième Femme de Barbe-Bleue, Ninotchka), de Mitchell Leisen (la Baronne de minuit) et de Howard Hawks (Boule de feu), ne s’était jamais vraiment départie d’une certaine noirceur. Et quand, jeune cinéaste d’origine autrichienne, fraîchement débarqué à Hollywood en 1935 – après une courte halte par Paris où il réalise Mauvaise Graine (1934), film sur le vif, d’une étonnante modernité -, Wilder passera à la réalisation, il arrimera toujours à la comédie un regard acéré et social sur l’époque.

Quête d’alcool

Mais avec le temps, la mélancolie qui couvait finit par prendre le pas sur la légèreté mordante, jusqu’à ce sublimeFedora,chant funèbre hanté par la mort et la peur de vieillir d’une star hollywoodienne, recluse dans sa forteresse. Soit un film jumeau (c’est-à-dire parfaitement symétrique) de Boulevard du crépuscule (1950), dont il reprenait les thèmes pour les retourner un à un : de la gloire déchue au mythe de l’icône éternelle, de la tour d’ivoire à la séquestration, du film noir au thriller fantastique et paranoïaque, avec William Holden en trait d’union d’un film à l’autre.

William Holden et Gloria Swanson dans Boulevard du crépuscule (1950). Photo Keystone France

A vrai dire, si ses comédies – maître-genre dans lequel il s’est le plus souvent illustré, jusqu’au génie dans Certains l’aiment chaud (1959) ou la Garçonnière (1960) -, lâchaient la bride à sa verve sarcastique, à une certaine friponnerie et à la vigueur de ses mots d’esprit, Fedora, conte élégiaque et volontiers lyrique, éclairait rétrospectivement sa filmographie d’un éclat sépulcral qui déjà affleurait à ses débuts. Notamment ses premières réalisations, en collaboration avec Charles Brackett au scénario, et surtout celle coécrite avec Raymond Chandler, Assurance sur la mort (1944), qui allait contribuer à forger les codes du film noir – voix off, flash-back, femme fatale. Wilder y abordait déjà le cinéma comme un art de magnifier les fantômes et de s’abîmer sous le poids de la fatalité. «Cela peut paraître fou, mais je n’entendais plus mes propres pas, c’était la démarche d’un homme mort», y livrait le héros criminel dans son ultime confession.

Cette danse macabre, Wilder lui donnait aussi la forme de l’addiction, dans The Lost Weekend (le Poison, 1945), où Ray Milland, écrivain raté se noyant dans le bourbon, se zombifiait à mesure que le cercle infernal de l’alcoolisme se refermait sur lui et tenaillait son quotidien lamentable, entre mensonges et menus larcins, pour se procurer des bouteilles. Jusqu’à se «désaffecter», se dépersonnaliser, sa quête d’alcool étant devenue, en somme, sa seule vraie passion.

Fantasmes sexuels

Les thèmes de l’enfermement, de la perte d’identité vont constituer les motifs essentiels du cinéma de Billy Wilder, qu’il va décliner avec une lucidité glaçante, y compris quand il les utilisera dans le registre de la comédie, lorsque, ayant rompu sa collaboration avec Brackett, il s’adjoindra les services d’un autre scénariste, I.A.L. Diamond, avec lequel il écrira ses plus beaux films, de Ariane (1957) jusqu’aux derniers.

Jack Lemmon et Juliet Mills dans Avanti ! (1972). The Kobal Collection. Aurimages

La Garçonnière (1960), portée par le génie de Jack Lemmon, acteur fétiche du cinéaste qui tournera dans sept de ses films, formera à cet égard un avatar magistral de la figure de l’aliénation. Soit l’histoire d’un employé des assurances, si aliéné à son travail, à ses patrons, aux rouages d’une société capitaliste qui régente les rapports humains, qu’il n’a même plus d’espace privé, son appartement étant devenu, jour et nuit, la garçonnière où ses supérieurs hiérarchiques viennent batifoler avec leurs maîtresses… L’écriture flamboyante trouve un écho dans la mise en scène qui s’appuie sur une architecture déshumanisante (au bureau, open space à perte de vue, auquel répond, en contrepoint, l’exiguïté de l’appartement, pour signifier la portion congrue dévolue aux exploités du système capitaliste dont C.C. Baxter est un malheureux représentant). La cocasserie des situations ménage à peine la violence morale et sociale dont le film offre un reflet implacable.

On a souvent glosé sur le cynisme et la vulgarité du cinéma de Wilder, peu regardant quand il s’agit de mettre au jour les obsessions et autres fantasmes sexuels qui agitent ses personnages. C’est oublier que cette prétendue vulgarité se fait avant tout le miroir cinglant de celle qui vérole une société américaine, à la fois puritaine et obsédée par le sexe qu’elle utilise comme un moyen d’exploitation et de domination. De Uniformes et jupons courts, son premier film hollywoodien, avec Ginger Rogers travestie en gamine, à Sept Ans de réflexion, comédie ultra-célèbre mais, osons l’avouer, épouvantable, de Certains l’aiment chaud à la Garçonnière et Embrasse-moi, idiot, on ne compte plus les scènes de harcèlement sexuel, tournées en dérision par un Billy Wilder ravageur qui, aussi cru soit-il, n’aura jamais l’indécence du clin d’œil complice. Tout cynique qu’il est, Wilder sera toujours du côté des plus faibles et des laissés-pour-compte d’un système qui les exploite (Lemmon et Shirley MacLaine dans la Garçonnière, Kim Novak dans Embrasse-moi, idiot).

Radiographie en coupe

Si Wilder a toujours plus ou moins mixé les genres à l’intérieur d’un même film, c’est pour pouvoir pousser le plus loin possible la radiographie en coupe de l’Amérique, qu’il va méthodiquement passer en revue : le journalisme, la presse à sensation et le voyeurisme des foules – dans le Gouffre aux chimères (1951), et plus tard dans Spéciale Première,remake de la Dame du vendredi de Hawks -, l’escroquerie aux assurances et le racisme dans la Grande Combine (1966), film où se forme pour la première fois le tandem Lemmon-Walter Matthau, le foyer américain comme usine à névroses, les mirages hollywoodiens et la télévision…

Wilder et Jack Lemmon sur le tournage d’Irma la Douce (1963). Photo BettMann Archive

Et plus la société repose sur le simulacre, plus le trait de Wilder s’assombrit, jusqu’aux crépusculaires années 70, où il livre la part la plus trouble de son art. Le motif du déguisement, qu’il n’aura cessé de reprendre sur le métier, Wilder ne l’utilisera pas seulement comme ressort comique, mais aussi comme effet cathartique, afin de dessiller le regard sur une réalité duplice, où l’apparence n’en finit pas de se dissimuler derrière d’autres apparences pour, in fine, révéler deux visions du monde antagonistes et dont Avanti !, opposant l’arrogance stérile du monde des affaires à la dolce vita italienne, livre une image d’une grâce miraculeuse.

ParNathalie Dray

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