«Miss Hokusai», l’estampe qui passe

Published 01/09/2015 in Culture, To do list

«Miss Hokusai» dépeint la vie quotidienne de l’artiste, dans l’atelier de son père ou dans un Japon enfin en paix. (Photo DR)

RENCONTREKeiichi Hara met en scène une année dans la vie de O-Ei, fille du célèbre peintre japonais et elle-même artiste, mais occultée par l’ombre paternelle.

«Hokusai n’est pas qu’un artiste parmi d’autres dans le monde flottant. Il est une île, un continent, un monde entier à lui tout seul», disait Degas, pas totalement miro quand il s’agit de peinture. Hokusai, c’est Dieu le père. Le peintre a ouvert les ukiyo-e, ces estampes de l’ère d’Edo (1603-1868), aux scènes du quotidien et aux paysages – on lui attribue (abusivement) la paternité de la BD japonaise, grâce à ses Manga, des carnets croquant l’agitation de ses contemporains – et le «vieux fou de dessin» n’est pas pour rien dans l’éveil de l’Occident à l’art oriental, influençant au passage ledit Degas, Toulouse-Lautrec, Monet, etc. Forcément, un tel monument jette une ombre sur ceux qui l’entourent. C’est dans cette obscurité que le cinéaste japonais Keiichi Hara est allé fouiller pour trouver la matière de son dernier film, Miss Hokusai, consacrée à O-Ei, la troisième des quatre filles du maître. Une peintre elle aussi, mais dont seulement une poignée d’estampes ont résisté au passage des siècles.

«Comment une artiste de son talent, qui se trouve être la fille d’un génie, a pu ainsi être oubliée ? Honnêtement, avant de lire le manga de Hinako Sugiura [inédit en France et que Hara adapte aujourd’hui], je ne connaissais même pas l’existence d’O-Ei», confesse le réalisateur, de passage en Europe, fin mai, avant de présenter son film au Festival d’animation d’Annecy, dont il est reparti avec le prix du jury. «Les archives nous disent pourtant qu’elle a réalisé un grand nombre d’œuvres et il semblerait que toute une partie des estampes signées Hokusai à la fin de sa vie étaient de la main de sa fille. C’est forcément fascinant.»

Keiichi Hara, dont c’est le troisième long métrage à sortir en France (après les remarqués Un été avec Coo et Colorful), ne s’épuise pas à tenter de réhabiliter à tout prix une artiste oubliée. Loin du biopic «à l’américaine» (naissance-gloire-décadence), la focale de Miss Hokusai se réduit au défilement de quatre saisons au côté de la jeune femme.

«Monde flottant»

Le film se déroule à Edo, l’actuelle Tokyo, en 1814. O-Ei, la petite vingtaine, maîtrise déjà son art et vit avec son père dans un gourbi qui leur tient lieu d’atelier, en plein cœur de la plus grande ville d’un Japon pacifié après plusieurs siècles d’anarchie. Depuis le début de la dynastie Tokugawa, Edo n’a cessé de croître et les classes urbaines y ont développé une culture propre, à l’origine du kabuki (une forme théâtrale propre au Japon) et de l’estampe. Une société hédoniste résumée par le terme de «monde flottant», là où le bouddhisme prêche le détachement des biens matériels.

«Miss Hokusai»

Elevée dans ce bouillon, O-Ei, excessive et indépendante, n’est pas du genre à s’écraser devant son paternel pour faire le ménage comme une gentille fille. Elle contribue à sa manière en réalisant des commandes que le maître peine à honorer. En parallèle à cette carrière en sous-main, elle réalise ses propres œuvres, excellant dans les portraits de femmes de la bourgeoisie et les scènes érotiques, très populaires.

Le film s’écoule au rythme des journées de la jeune artiste et révèle progressivement, derrière le vernis d’un visage frondeur et de mains habiles, une empotée effrayée par ses prétendants potentiels ainsi qu’un instinct protecteur, quasi maternel, notamment lorsqu’elle prend soin de sa jeune sœur, souffrante.

«J’aime bien l’idée de ne montrer qu’une seule année de la vie de O-Ei, explique le cinéaste. De nombreuses périodes de sa vie restent très floues. Face à ces incertitudes, je voulais opposer l’agitation du quotidien. C’est un film d’époque mais qui essaie de ne pas trop suivre les codes du genre. O-Ei comme Hokusai sont très rock’n’roll. C’est pour ça que dès la scène d’ouverture, où on voit la jeune femme traverser le pont d’Edo, j’ai voulu balancer du rock plutôt qu’une musique traditionnelle. Ça m’a semblé évident.»

Le travail de reconstitution a beau intéresser le cinéaste, il n’approche pas Edo dans la position de l’apprenti historien. Hara reprend plutôt le fil de méditations entamées avec Un été avec Coo (2007), où il contemplait le Japon contemporain à travers les yeux d’un kappa, créature amphibie du folklore traditionnel, qui se réveillait après avoir passé plusieurs siècles fossilisé sous terre. «C’est vrai qu’il m’arrive souvent de me perdre en réflexions sur la façon dont nos ancêtres vivaient et réfléchissaient. Le passé est beaucoup plus intrigant que l’avenir. Même si on n’en trouve plus trace, le passé a existé, il repose sur des certitudes. Le futur, lui, est fluctuant et nous échappe complètement.»

«Miss Hokusai»

Ainsi, son monde flottant se concentre sur des choses de rien, des instants suspendus et volés à l’intimité de O-Ei, comme cette promenade le long du fleuve, par un après-midi enneigé, où elle guide sa jeune sœur aveugle et lui décrit le rouge doux et chaleureux d’un camélia afin d’aiguiser sa perception. Baigné dans un ciel azur, irradié de soleil en hiver comme en été, le film peut dérouter dans la mesure où il n’est charpenté autour d’aucun arc narratif. La force de Miss Hokusai repose dans sa langueur, ses hésitations dans le portrait impressionniste d’une femme disparue des mémoires. Hormis quelques citations visuelles un peu trop appuyées à l’œuvre de Hokusai (oui, c’est bon, on l’a vue, la référence à la Grande Vague…), Hara crée une atmosphère délicate et toujours mobile.

Tempêtueux dragons

Son monde flottant se révèle aussi perméable au surnaturel, notamment lorsque le film évoque les œuvres de O-Ei et Hokusai. L’art est une tempête, un tourbillon doté de pouvoirs mystiques, capable d’enfiévrer comme d’apaiser les âmes. Ainsi, dans cette scène où Hokusai est appelé d’urgence dans une riche demeure pour exorciser une cliente après que O-Ei eut commis un impair dans la composition d’un panneau, sorte d’adaptation orientale de l’Enfer de Bosch. L’ajout d’un Bouddha suffit alors à délivrer la propriétaire du labyrinthe inquiétant dans lequel elle se trouvait piégée chaque nuit. La peinture est une porte donnant accès à un autre monde, invisible aux profanes, où se dévoilent les mains baladeuses d’un dormeur, de tempétueux dragons, et où tout ce que l’archipel compte de yokai, ces créatures folkloriques si chères à Shigeru Mizuki, peut surgir à chaque instant.

Même si le réalisateur prend soin d’expliquer que son film suit scrupuleusement le manga dont il est tiré, ces images surnaturelles le font baigner dans une religiosité qui est la marque des longs métrages personnels de Hara (on exclut ici ceux tirés des franchises Crayon Shin-Chan et Doraemon, jamais importés en France). «Je ne suis pas insensible à l’idée que, lorsque le corps cesse d’exister, l’âme, elle, ne disparaît pas mais prend une nouvelle forme. Cette foi, assez proche de l’animisme, est moins un héritage du bouddhisme que du shintoïsme, où tous les éléments de la nature sont considérés comme divins. C’est une croyance qui était bien plus présente à l’ère Edo qu’aujourd’hui. La mort faisait alors partie du quotidien. Quand on y est confronté perpétuellement, on a vite fait de considérer qu’elle n’est pas la fin de la vie.»

«Miss Hokusai»

Gardiens de cet univers fantasmagorique, Hokusai et O-Ei ne sont pourtant jamais sacralisés, hors du monde. «Je pense qu’ils n’avaient ni la conscience ni la prétention d’être des artistes. Les ukiyo-e étaient perçus comme des œuvres de divertissement, rien de plus. C’est finalement assez similaire à ce que nous faisons dans le milieu de l’animation. O-Ei et Hokusai sont des artisans qui travaillaient avec amour et un savoir-faire rare. Après, si on creuse, l’art et l’esprit de l’artisanat ne sont pas si éloignés, mais il me semble que ce terme d’artisan est plus juste.» Il correspond en tout cas aux rôles qu’occupaient les estampes, qui étaient tout à la fois des souvenirs de vacances, des décorations tirées à grande échelle et des œuvres de commande réservées aux plus fortunés.

«Plus tout jeunes»

Sagement assis comme un écolier, Keiichi Hara sort alors de sa réserve pour s’attarder sur l’état de l’animation japonaise. Les doutes autour de l’avenir du studio Ghibli posent évidemment question mais, plus largement, c’est tout le secteur qui souffre d’une pénurie de compétences. Ainsi, trois responsables du prometteur studio Trigger évoquaient avec nous, quelques mois plus tôt, la difficulté de composer une équipe de gens talentueux et de la garder. «Je partage pleinement cette opinion, réagit Keiichi Hara. Notre milieu est en danger. Très peu de jeunes essaient d’avoir un bon niveau de dessin. C’est la conséquence des progrès de la 3D – et pourtant je suis un des réalisateurs les moins attachés au travail à la main, probablement parce que je n’ai jamais occupé de poste d’animateur. Autrefois, si on voulait faire de l’animation, on n’avait pas le choix : on apprenait à manier un crayon. Le progrès technique a offert une alternative. Il est devenu normal d’insérer de la 3D dans la 2D, ça va plus vite, ça coûte moins cher et, bien utilisé, ce procédé peut ne rien changer en terme de rendu. Le problème, c’est que les jeunes deviennent dépendants de la technique, des logiciels, et cela nuit à la diversité des visions. D’autant que les salaires sont bas et n’aident pas à renouveler les générations. Il ne faut pas dramatiser, il existe encore des animateurs de très grand talent, mais ils ne sont pas très nombreux et plus tout jeunes. Les gens qui ont travaillé sur Miss Hokusai ont quasiment tous entre 40 et 50 ans…» Soit un âge dans la moyenne de la relève de l’animation japonaise, serait-on tenté d’ajouter : Keiichi Hara a tout de même 56 ans, Masaaki Yuasa (Mind Game, Ping Pong) en a 50, Mamoru Hosoda (Summer Wars, les Enfants loups) et Takeshi Koike (Redline) 47… A côté, Makoto Shinkai (The Garden of Words) fait figure de junior à 42 piges.

Marius CHAPUIS

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