Le numérique au pot commun

Published 27/09/2015 in Économie

Le numérique au pot commun

Enquête

Comment encourager la diffusion des savoirs et de la culture ? La question fait débat alors que le projet de loi sur «la République numérique» est soumis à consultation.

C’est d’abord l’histoire d’un rendez-vous sans cesse reporté. En octobre 2012, Fleur Pellerin, alors ministre déléguée à l’Economie numérique, annonce un projet de loi pour «garantir la protection des données et la vie privée sur Internet», à échéance du «premier semestre» 2013. Las : le texte, censé mettre en musique une promesse de campagne, se fait attendre. Quand Axelle Lemaire (lire notre entretien du 25 septembre) devient, en avril 2014, secrétaire d’Etat chargée du numérique, l’affaire a si peu avancé que tout est remis en chantier. A l’automne, Manuel Valls confie aux trente membres du Conseil national du numérique (CNNum) le soin de sonder «les acteurs de la société civile, associatifs, économiques, institutionnels». S’ensuivent cinq mois de concertation.

En juin 2015, le CNNum rend au Premier ministre son copieux rapport, qui doit nourrir le projet de loi. Jusqu’à un certain point, puisque plusieurs propositions vont à l’encontre des récentes lois antiterroriste et renseignement. Et il apparaît vite que le volet économique va rejoindre l’escarcelle du gourmand Emmanuel Macron. Pas forcément un mauvais calcul : ainsi recentré, le projet de la secrétaire d’Etat peut éviter de diviser la gauche, tout en s’attirant les faveurs d’un écosystème numérique vent debout contre la loi sur le renseignement. Benoît Thieulin, le président du CNNum, est d’ailleurs de cet avis : «Le fait que ce soit séparé des enjeux économiques, je trouve ça très bien, dit-il à Libération. Ce peut être demain une grande loi de la République.»

Fuites. Reste à savoir ce qu’elle va contenir. Sur de nombreux points, des négociations sont en cours à Bruxelles. Ainsi, en juin, il n’est pas encore question d’inscrire dans une loi française l’obligation de «loyauté» sur leurs contenus faite aux moteurs de recherche, plateformes d’échange et autres sites de référencement qui figure désormais dans le texte. A Matignon, on assume aujourd’hui le fait d’avancer, sur ce sujet, «un peu plus rapidement que la Commission européenne». Un temps d’avance ici, un temps de retard ailleurs : fin juillet, un projet de loi sur la gratuité des données publiques – et ses (nombreuses) exceptions – débarque à l’Assemblée nationale, déposé par la secrétaire d’Etat chargée de la réforme de l’Etat, Clotilde Valter. La loi Lemaire consacre pourtant un large chapitre à l’ouverture des données des administrations, mais il a fallu présenter un texte sans attendre car la France avait du retard dans la transposition d’une directive européenne… «C’est la victoire de la technocratie», nous glisse un interlocuteur.

De fait, la loi numérique devait bien, au départ, aborder la question. En témoigne une «version de travail» fuitée, publiée le 21 juillet par Contexte.com. Samedi dernier, lors de la présentation à Matignon du texte mis en consultation publique (lire page 4), Manuel Valls ne s’est pas privé de lancer qu’il fallait «éviter de confondre un brouillon avec un texte de loi». Il n’empêche qu’au cours de l’été, c’est une nouvelle partition qui se joue. Le «brouillon» contient des éléments qui vont mettre «en émoi les milieux culturels», comme l’écrira sur son blog le directeur général de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD), Pascal Rogard. Et qui ne datent pas d’hier.

Domaine public. Commandé en 2012 par la ministre de la Culture d’alors, Aurélie Filippetti, le rapport sur les «politiques culturelles à l’ère numérique» de la mission Lescure préconisait notamment de définir dans la loi française un domaine public qui, pour l’heure, n’existe que par défaut, pour empêcher les appropriations abusives. Filippetti s’en était inspirée pour son avant-projet de loi sur la création. Mais la «protection et la valorisation du domaine public» ont disparu du texte aujourd’hui porté par Fleur Pellerin, qui sera débattu ce lundi à l’Assemblée. L’ébauche de loi numérique, elle, intègre cette définition du domaine public, recommandée par le rapport du CNNum. Elle envisage des exceptions au droit d’auteur pour la fouille de textes et de données par la recherche publique, la reproduction non commerciale de bâtiments ou de sculptures placés dans l’espace public mais couverts par un droit de propriété intellectuelle (le «droit de panorama»), et la possibilité pour un auteur de verser définitivement une œuvre au domaine public avant l’expiration de ses droits – une autre proposition du rapport Lescure. Ce dernier point fait bondir Jean-Noël Tronc, le président de la Sacem, qui gère les droits des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique. Début août, il écrit au Premier ministre. Pour avoir été, de 1997 à 2002, conseiller aux technologies de Lionel Jospin, l’homme connaît bien le sujet – et les cabinets ministériels. A Libération, il confirme sa démarche. S’il juge qu’il y a, dans l’ensemble du texte Lemaire, «plein de propositions intelligentes», il déplore qu’«au motif de traiter la question du domaine public», on ait envisagé «une disposition où un artiste pouvait s’autoexproprier de manière irrévocable». De quoi pousser, selon lui, «différentes forces, dont Google, à faire exploser le modèle actuel». Matignon, explique-t-il, lui a répondu qu’il n’entrait «pas dans les intentions du gouvernement d’ouvrir une telle possibilité».

Sans doute la formulation de ce «domaine commun volontaire» était-elle mal affûtée, délicate sur le plan juridique et de nature à cliver. Mais l’idée, du coup, a été évacuée. «On se retrouve avec une définition bancale du domaine commun, qui ne recouvre plus que le domaine public “statique”, ce qui n’est pas ou plus protégé par la propriété intellectuelle», regrette Lionel Maurel, cofondateur du collectif Savoirs Com1. Exit aussi l’exception pour fouille de textes ou de données. Mais le «droit de panorama» et une version allégée du «domaine commun» figurent toujours dans les «fuites» suivantes (publiées cette fois par NextInpact.com). De même que la possibilité pour un chercheur financé «au moins pour moitié par des fonds publics» de mettre ses travaux en libre accès, quand ils ont été édités, passé un certain délai. Tous points précédés d’une prudente mention «arbitrage politique nécessaire». C’est que l’affaire est sensible. Les mêmes débats agitent l’Europe, autour de la réforme du droit d’auteur à l’ère numérique. En France, ayants droit et industries culturelles sont sur les dents et les montrent.

«Biens communs». Le 10 septembre, le Syndicat national de l’édition (SNE) lance une campagne publique, via la plaquette de Richard Malka, La gratuité, c’est le vol. La rencontre, explique la déléguée générale du SNE, Christine de Mazières, s’est faite autour de l’album collectif des éditeurs de BD en hommage à Charlie Hebdo, après les attentats. L’avocat s’est dit intéressé par le sujet du droit d’auteur. La communication est assurée par l’agence d’Anne Hommel (ex-communicante de DSK, aujourd’hui celle de Charlie ou de Maïtena Biraben), Majorelle. Si l’ouvrage, en libre accès, pilonne le projet européen, accusé d’arranger les géants du Net, sa présentation cible aussi la loi Lemaire, taxée de vouloir «faire du droit d’auteur l’exception et du droit à piller la règle». «Il existe déjà des tas d’exceptions légitimes, mais il faut que les industries culturelles puissent faire leur boulot», justifie Christine de Mazières. Pour elle, la notion de «domaine commun» est «assez piégeuse». «On n’arrive pas à être entendus», déplore-t-elle.

Pourtant, «tous ceux qui demandaient à être reçus l’ont été», assure l’entourage du Premier ministre. Dont le SNE, à plusieurs reprises – mais «le son de cloche est différent selon qu’on parle au conseiller culturel ou au conseiller numérique», juge Christine de Mazières. De son côté, Benoît Thieulin, le président du CNNum, est allé plaider la cause des «biens communs» rue de Valois, le 24 août. D’après nos informations, il a aussi écrit à Fleur Pellerin. Avec Pierre Lescure et le sociologue Michel Wievorka, entre autres, il a cosigné une tribune publiée sur Lemonde.fr, appelant à défendre le domaine public contre les appropriations abusives – telle la revendication, par le conseil général de la Dordogne, d’un droit d’auteur sur les reproductions de la grotte de Lascaux – et à encourager l’accès ouvert aux travaux scientifiques.

Enjeu. Cet «open access» a résisté aux réunions interministérielles. Le «domaine commun», qui n’avait pas les faveurs de la Culture, aussi – mais dans une rédaction, précise le projet de loi en ligne, «à consolider dans le cadre de la concertation avec les experts et les parties prenantes, avant décision de maintien». Le «droit de panorama», lui, a finalement disparu. «Est-ce que le débat sur l’adaptation du droit d’auteur à l’ère numérique doit avoir lieu dans le cadre de ce projet de loi ? Je ne le crois pas», déclarait prudemment ce samedi la secrétaire d’Etat au Numérique lors du lancement de la consultation en ligne. Mais il n’est pas prévu qu’il ait lieu autour de la loi sur la création. L’enjeu est pourtant d’importance. Comment conjuguer la juste rémunération des créateurs et la diffusion des savoirs et de la culture ? Quels arbitrages entre les intérêts des industries culturelles et l’intérêt du public ? Pour les partisans des «communs», il est temps d’avancer. «Il faut qu’il y ait un débat de fond, qui dépasse les enjeux corporatistes des uns ou des autres», avance de son côté Christine de Mazières. Chiche ?

Lire également les pages Idées, 20-21.

ParAmaelle Guiton

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