Ahmet Insel : «Le modus operandi de ce double attentat-suicide évoque les jihadistes»

Published 11/10/2015 in Monde

Lors des funérailles des victimes de l’attentat, dimanche, à Ankara.

Interview

Selon l’universitaire turc, le président Erdogan «a créé les conditions pour que le parti prokurde soit visé». Mais il rappelle qu’«il n’y a aucune preuve que le pouvoir ait organisé ou même favorisé un tel attentat».

L’économiste et politologue Ahmet Insel, directeur de la revue Birikim, est une figure majeure de la scène intellectuelle turque. Il vient de publier aux éditions la Découverte la Nouvelle Turquie d’Erdogan.

Pourquoi le HDP (Parti démocratique des peuples), prokurde, était-il visé dans le double attentat d’Ankara ?

Il est encore difficile de savoir si ce parti, issu du mouvement kurde mais désormais ouvert à toutes les diversités, était réellement la principale cible des tueurs. La manifestation pour la paix qui allait se dérouler à Ankara samedi réunissait aussi beaucoup d’autres composantes de la société civile, les syndicats du secteur public, le barreau ou l’ordre des médecins. Mais aussi une partie de la gauche comme le CHP (Parti républicain du peuple), la principale force de l’opposition, héritière proclamée de Mustafa Kemal, le fondateur de la république laïque et jacobine sur les décombres de l’Empire ottoman.

Il n’en reste pas moins que depuis des semaines, le HDP est victime d’attaques systématiques de la part des fidèles du pouvoir islamo-conservateur de Recep Tayyip Erdogan. Plus de 400 sièges locaux du parti ont été attaqués ou détruits. Des dirigeants du mouvement – notamment dans le sud-est du pays, peuplé en majorité de Kurdes – ont été arrêtés. Bien que ce parti ait recueilli quelque 13 % des voix et 80 sièges lors des élections du 7 juin, il est désigné à la vindicte publique par l’AKP et par Erdogan, qui le dénonce comme une pure et simple émanation du PKK [le Parti des travailleurs du Kurdistan, ndlr] qui mène la lutte armée contre Ankara depuis 1984. Il s’agit de criminaliser le HDP pour en détourner les électeurs conservateurs Kurdes, et plus encore les classes moyennes urbaines laïques et kémalistes. Ces derniers avaient voté pour lui, notamment pour empêcher l’AKP d’avoir une majorité absolue au Parlement et éviter ainsi qu’Erdogan impose la république présidentielle qu’il appelle de ses vœux. Si le HDP, lors du scrutin anticipé du 1er novembre, ne franchit pas la barre des 10 %, il n’aura aucun député et l’AKP aura au moins la majorité lui permettant de garder le pouvoir.

Les accusations visant l’AKP de défaillances, voire de complicités avec les auteurs de l’attentat, sont-elles crédibles ?

Il n’y a aucune preuve que le pouvoir ait organisé ou même favorisé un tel attentat. Mais il est évident qu’en attisant la haine contre le HDP et en le pourfendant comme une organisation liée au terrorisme kurde, il a créé les conditions pour que ce parti soit visé. C’est sa principale responsabilité. Et un ministre, comme celui des Eaux et Forêts, a même déclaré publiquement que le HDP aurait peu ou prou organisé le massacre afin de se poser en victime et d’engranger des voix. Ce double attentat-suicide évoque, dans son modus operandi, les jihadistes. L’auteur de l’attentat à la bombe qui avait visé le meeting de clôture de campagne du HDP, à Diyarbakir en juin, a été identifié comme appartenant à l’Etat islamique. Les accusations du pouvoir sont donc inadmissibles. Il n’en reste pas moins que la Turquie est aujourd’hui une cible pour l’Etat islamique, même si longtemps le pouvoir a été plus qu’ambigu vis-à-vis de cette organisation terroriste, comme des autres groupes islamistes radicaux opérant en Syrie.

Pourquoi le PKK suspend-il ses opérations militaires jusqu’aux élections du 1er novembre ?

L’annonce du PKK de l’arrêt de ses opérations actives jusqu’au scrutin montre clairement que la guérilla ne veut pas être accusée de remettre en cause le processus électoral. Sa stratégie, en effet, est double. D’un côté, il mène le combat dans des zones du Sud-Est, dans les montagnes, mais aussi désormais dans quelques villes pour créer des zones «libérées», sous son contrôle.

Il n’a pas pour autant abandonné l’option d’une solution politique qui passe par un renforcement du HDP et un processus de négociations avec le pouvoir tel qu’il avait commencé depuis deux ans et demi. Avant de voler en éclat en raison de la fuite en avant de Erdogan, déterminé à gagner des voix dans les franges les plus nationalistes de la population turque. Le PKK, en effet, se rend compte que la population kurde croit encore en bonne part à un avenir démocratique de la Turquie et qu’elle espère que la question de ses droits pourra être résolue par un processus politique et parlementaire.

C’est la seule chance qu’il reste pour éviter la guerre civile. Ce risque est malheureusement bien réel car une partie croissante de la jeunesse kurde estime que jamais le pouvoir turc n’acceptera de reconnaître une totale égalité et des droits collectifs aux Kurdes. Elle pense en outre que le gouvernement de l’AKP, avec l’accentuation de la répression, veut avant tout punir les Kurdes pour avoir permis au HDP d’entrer au Parlement.

Dans un tel climat, le vote pourra-t-il se dérouler de façon normale dans les zones kurdes du Sud-Est ?

La Haute Commission pour les élections a refusé la proposition du gouvernement de créer des regroupements d’urnes dans certaines sous-préfectures, où les villageois des zones dans lesquelles opère la guérilla pourraient aller voter. Le projet prévoyait un mécanisme similaire, même dans certaines villes du Sud-Est, avec le déplacement des bureaux de vote hors des quartiers contrôlés par le PKK. Mais le risque de manipulations reste réel au travers d’annulations de voix ou dans leur comptage, là où le contrôle par l’opposition ou les ONG sera impossible.

Recep Tayyip Erdogan contrôle-t-il encore la situation ?

Difficile à dire. Il est très possible qu’après avoir délibérément misé sur une stratégie de la tension pour cliver le pays et mobiliser au maximum les électeurs islamo-conservateurs, il soit désormais dépassé par l’engrenage des violences. Il y a autour d’Erdogan une clique de gens qui ont peur des vengeances qui se déchaîneront si l’AKP, comme après le 7 juin, n’obtient pas la majorité au Parlement. Ils sont prêts à tout pour garder le pouvoir car ils ont peur. Encore plus après l’attentat d’Ankara.

ParMarc Semo

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