John Grant, âme sous pressions

Published 05/10/2015 in Musique

John Grant, 47 ans, ex-leader des Czars.

Rencontre

Installé en Islande, l’Américain sort «Grey Tickles, Black Pressure». Entre ballades moelleuses et esprit club, un disque sur lequel il exorcise à nouveau ses démons.

«Vous savez que je suis un maniaque des langues, non ?» Heu, oui. Notre dernière rencontre avec John Grant s’était soldée par un long cours de grammaire. C’était en 2013, au moment de la sortie de Pale Green Ghosts. Avec un plaisir évident, et une véritable gentillesse, le chanteur américain avait énuméré les difficultés de l’islandais – ses innombrables déclinaisons, surtout. Deux ans plus tard, les choses n’ont guère changé. John Grant est de nouveau à Paris, cette fois pour présenter Grey Tickles, Black Pressure, et il est toujours logorrhéique.

Cette abondance de mots semble être une forme supplémentaire de sa tendance naturelle à embrasser les excès. Il faut dire qu’il revient de loin. Pendant vingt ans, ses pulsions autodestructrices l’ont fait tomber dans une consommation morbide de drogue, d’alcool et de médicaments. «Je n’ai pas de limites. Je bois jusqu’à ce que je m’écroule, je prends des drogues jusqu’à devenir inconscient, et je fais l’amour comme je prends des drogues et je bois. La majorité des rapports sexuels que j’ai eus dans ma vie, j’étais saoul, ou alors défoncé.» Et puis, en 2011, le chanteur a appris sa séropositivité – et, avec la spontanéité qui le caractérise, l’a annoncée sur scène, un an plus tard.

Chouettes luminescentes

A 47 ans, il dit être apaisé. L’apprentissage de la langue islandaise lui occupe le cerveau et tient ses mauvais démons à distance – une méthode qu’il a déjà éprouvée par le passé (il maîtrise ainsi parfaitement l’allemand, le russe et l’espagnol, et se débrouille très bien en français et en suédois). On a envie de croire qu’il a trouvé son équilibre en Islande, où il vit depuis quelques années avec un graphiste : il énonce, enthousiaste, les vertus du sexe quand il se conjugue à l’amour, et celles du travail sur soi. Ne pas se laisser envahir par la noirceur, ce genre de choses.

Le titre de Grey Tickles, Black Pressure reflète ses obsessions de quadragénaire névrosé : Grey Tickles («les chatouilles grises») est une traduction littérale de l’expression «crise de la quarantaine», en islandais – Black Pressure («pression noire»), signifie «cauchemar» en turc. Le tout se lit sur une pochette aussi effrayante que colorée, où l’on trouve de jolis pastels et des chouettes luminescentes. Au fond, cet album, plein d’une inquiétante étrangeté, en dit long sur John Grant, personnage bizarre et mélancolique, sympathique, extrêmement cérébral.

Jalousie amoureuse

«C’est un mouton déguisé en loup», explique-t-il à propos de l’album, renversant ainsi l’expression anglaise idiomatique – il nous détaille le processus linguistique : «Parce que vous voyez, l’expression anglaise, c’est : “a wolf in sheep’s clothing”. Là, je dis : “a sheep in wolf’s clothing”.» Et il le répète, afin de s’assurer qu’on a bien compris. Ce qu’il veut dire, c’est que le disque peut sembler rugueux au toucher, mais ce qu’il contient est doux, ample, moelleux. Comme sur son précédent album, Grant mélange les ballades et l’esprit club, électrise sa pop romantique avec des beats electro, s’appuie sur des structures classiques pour tenter des parenthèses expérimentales. Dans tous les cas, ses paroles, remarquablement écrites, transforment les chansons en leur donnant une dimension comique ou touchante – généralement les deux. On y trouve un peu d’introspection, en mode goujat maladroit et navré («Suis-je rustre ? Désolé, je n’ai jamais le bon comportement») – une forme d’humour trivial qui n’appartient qu’à lui («Je ne pensais pas que cette pub pour les hémorroïdes s’adressait à moi») – de la jalousie amoureuse très excessive – avec point Godwin en bonus – («Toi et Hitler devriez vous marier/ Et le faire au Taco Bell pour épicer un peu les choses»). Enfin, lorsqu’il évoque sa maladie, cela donne ce très désabusé : «Il y a des enfants qui ont le cancer/ Je ne peux pas soutenir la comparaison.»

La sortie du disque a été annoncée en juin, dans une courte vidéo où il interprète à merveille le rôle du type inquiétant, façon Jack Nicholson dans Shining. Il apparaît le visage, les mains et la chemise couverts de sang, manipulant un marteau. On ne voit jamais d’où jaillit toute cette hémoglobine, ce qui laisse imaginer le pire. «J’ai ce fantasme de battre à mort les gens qui ont été méchants avec moi», explique Grant, avant de se reprendre immédiatement : «Je sais qu’on va me dire : “Est-ce que tu te rends compte à quel point le meurtre est sérieux ?” Oui. C’est exactement pour ça que je ne passe pas à l’acte.» Pendant toute l’interview, il fait état de sa rage et d’anciennes agressions subies qui continuent d’assombrir son quotidien. «Je projette toujours le passé sur le présent. J’ai encore pas mal de réflexes du temps où on me traitait de pédé. Quand je vois des gens s’approcher de moi, je m’attends à ce qu’ils me menacent. Si quelqu’un me regarde, je ne me dis pas que c’est parce qu’il me trouve beau, mais parce qu’il veut me buter, qu’il me veut du mal. C’est difficile de lutter contre des réflexes si anciens.»

Collaboration salvatrice

Ses difficultés remontent à son enfance dans le Michigan et le Colorado, au sein d’une famille catholique et conservatrice. En grandissant, dans les années 80, il est très rapidement confronté à l’homophobie, lui à qui on disait : «Tu n’es pas un homme, tu es malade, tu es une putain de tapette.» Il se désole : «Ce qui me rend fou, c’est que je pensais que je méritais qu’on me dise ça.» Pour se conformer à son environnement hostile, il se dit qu’il ne grandira pas, qu’il restera en dehors du monde. «Et puis, quand j’ai eu 20 ans, j’en ai eu marre de me sentir comme une merde. Je voulais faire les mêmes expériences que tout le monde, être en couple, avoir des relations sexuelles.»

A la fin des années 80, il décide donc de quitter son pays, et trouve dans l’apprentissage des langues, pour lesquelles il a d’évidentes facilités, une échappatoire. Il devient interprète en Russie, puis en Allemagne. Il revient aux Etats-Unis, enregistre cinq disques entre 1996 et 2005 au sein des Czars, un groupe au succès critique (mais qui fut aussi un échec commercial). C’est une période sombre, où la mécanique des fluides reste la même : l’alcool, les drogues, le sexe. A 42 ans, il sort enfin son premier album solo, fruit d’une collaboration salvatrice avec les rockeurs de Midlake.

Aujourd’hui encore, Grant a une piètre image de son pays natal, qu’il décrit comme une «théocratie» où l’on confond la Bible et la Constitution, où il faut lutter pour l’égalité des droits. «Je suis las de m’excuser pour ce que je suis, devoir expliquer que je ne baise ni les chiens ni les enfants, dire que je ne compte pas me marier avec un hérisson», soupire Grant. Il semble bien parti pour rester en Islande, même si c’est un pays dangereux pour son moral du fait du peu d’ensoleillement et de l’isolement. Il a appris à gérer la dépression, notamment en essayant de dormir la nuit, et non le jour. Il a essayé, ça marche. Et les addictions ? «Je les aime toujours beaucoup, merci.»

ParElvire von Bardeleben etJohanna Luyssen

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