Photo / Japon, le masque et les plumes

Published 09/09/2016 in photographie

Sakaki-oni, préfecture d’Aïchi.

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Après les rites européens, Charles Fréger est allé photographier les tenues traditionnelles nippones, hommages à l’esprit des animaux. Farfelu et démoniaque.

Il y a six ans, on redécouvrait le sens premier du mot mascarade : réunion ou défilé de personnes masquées. La série «Wilder Mann» de Charles Fréger (2010-2011) plongeait dans une face cachée et oubliée de l’Europe, celle des forêts, des campagnes et des rites paysans ancestraux. Le Vieux Continent, à l’écart des villes séculaires et des administrations technocratiques, se dévoilait tribal.

Anthologie des costumes portés par des créatures mi-homme mi-sanglier, -boucs, -chèvres ou -ours, «Wilder Mann» reflétait le besoin naturel des Européens à se frotter à la bête. En Autriche, en Sardaigne, en Bulgarie, en Finlande, en Grèce ou en Suisse, on enfile sa peau pour mieux la personnifier. Ce florilège d’hommes affublés de cornes, poils, cloches, grelots, ossements, paille, décrivaient des exorcismes coutumiers revenant au fil des saisons. Et ils étaient ahurissants, ces sauvages sortis des tréfonds de notre culture, à la fois naïfs et effrayants.

Yokainoshima, son dernier livre, plonge dans des rituels similaires, mais cette fois-ci ça se passe au Japon. A l’autre bout du monde et à l’extrême est de l’Asie, on se grime aussi. Mais dans les îles du Pacifique, ce n’est pas simplement l’animal, pattes dans la boue et cornes dans le vent, qui est invoqué lors des mascarades, c’est plutôt le yokaï, soit l’esprit ou le fantôme, qui préside à la fête folklorique. Portrait après portrait, costumes traditionnels après tenues de cérémonie, glanés aux quatre coins de l’archipel se dessine un Japon de l’inframonde, où l’on retrouve l’inspiration de la bête. Il y a par exemple le héron. Ainsi, à Yamaguchi, en juillet, des danseurs imitent l’oiseau de bon augure, parés d’un chapeau rehaussé d’un cou de volatile et d’ailes en fines pales blanches déployées sur les épaules. Dans la préfecture d’Iwate, on se déguise en lion pour implorer les bonnes récoltes. Mais pas n’importe quel lion. Le Shishi est un lion bizarre : il a des cornes en bois, une crinière en copeaux d’écorce de peuplier et des plumes de faisan piquées dans l’arrière-train. A Kariya-do, on mime aussi un fauve : le danseur tigre, un grand drap jaune rayé de noir figurant le corps du félin, porte un masque à petites oreilles et moustaches drues façon fibre optique. Comme en Europe, on croise au Japon des hommes-cerf, mais on trouve aussi des singes, et des singes qui se lancent dans la danse des cerfs (c’est compliqué).

Sagi, préfecture de Yamaguchi. Photo Charles Fréger

La panoplie ressemble aux monstres européens (la paille, les poils, les peaux de bêtes, les pénis figurés par de proéminents légumes), mais on trouve aussi les attributs asiatiques traditionnels comme le chapeau chinois en paille, les tissus imprimés, les masques laqués ou les ombrelles en papier. Isolés dans des panoramas naturels, les créatures intemporelles captées par Charles Fréger au pas de course («parfois trois heures sur une île», précise-t-il) forment un précieux lookbook. Certaines tenues sont dignes de grands couturiers ou de costumiers de théâtre (en particulier le rouge Sakaki-Oni tout emmêlé dans des boudins à gros nœuds). Son travail a d’ailleurs été montré à la fondation Hermès à Tokyo et à Arles cet été. Pour se repérer dans ce catalogue vestimentaire inédit, le livre d’Actes Sud offre un répertoire, agrémenté de petits dessins, classés par groupe et régions d’origine. Se dégage de cette faune touffue l’esprit de la nature, joyeux et gentiment démoniaque, comme lorsque les Pa antu, ces drôles de figures enduites de boue, barbouillent leur gadoue sur les passants.

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