Katsuya Tomita : «En payant, on pouvait emmener la fille : j’étais à la fois choqué et ravi»

Published 30/06/2017 in Cinéma

Katsuya Tomita : «En payant, on pouvait emmener la fille : j’étais à la fois choqué et ravi»
«Bangkok Nites» (2016), de Katsuya Tomita.

Rencontre

Rencontre avec le cinéaste japonais à Bangkok, ville où il habite et a tourné son dernier film.

C’est une de ces ruelles chaotiques du vieux Bangkok qui révèlent l’âme profonde de la capitale thaïlandaise. Un enchevêtrement d’échoppes ambulantes, de temples, de maisons des esprits, de petits salons de coiffure et d’épiceries bric-à-brac ombragé par de grands arbres.

Le cinéaste japonais Katsuya Tomita nous attend au pied de son appartement. Short et tongs, un sourire en coin qui semble ne jamais s’évanouir, des yeux rieurs, il nous salue à la thaïlandaise, avant de lancer : «Allons au restau Isan [du nom de la région nord-est de la Thaïlande, ndlr], juste à côté. C’est calme, ce sera plus facile pour discuter.» Tomita est parfaitement à l’aise dans cet environnement, hélant les vendeurs de street-food pour qu’ils apportent bière et salade de papaye ultra-épicée, piochant à la main les nouilles chinoises et répondant aux questions en mélangeant japonais, thaï et quelques mots d’anglais. Sa fascination pour la Thaïlande a débuté en 2007 alors qu’il faisait des allers-retours entre le Japon et le Cambodge pour jouer dans un film tourné par son ami réalisateur Toranosuke Aizawa sur l’économie clandestine au Cambodge.

Ambiguïté. «A chaque voyage, je devais passer une nuit à Bangkok. Je suis allé me promener dans le quartier de Patpong, et là, j’ai reçu un choc en voyant toutes ces filles très belles, presque nues, danser dans les go-go bars. Ce qui m’a paru incroyable, c’est qu’en payant un peu d’argent, on pouvait emmener la fille. J’étais à la fois choqué et ravi», dit-il.

Bien sûr, Tomita connaissait par ouï-dire la vie nocturne sulfureuse de la capitale thaïlandaise, mais voir de ses propres yeux cette économie souterraine dans toute son ambiguïté et sa complexité l’a profondément troublé. Cette première expérience, alors qu’il avait 35 ans, est la source d’inspiration de son dernier film, Bangkok Nites, l’histoire d’une jeune prostituée thaïlandaise originaire de Nongkhai, une ville du Nord-Est thaïlandais au bord du Mékong, juste en face du Laos, et d’un Japonais, ex-client qui s’immisce dans sa vie et devient son compagnon. Une partie du tournage s’est déroulée à Soi Thaniya, le principal quartier chaud japonais de Bangkok, où s’alignent des dizaines de bars à hôtesses et karaokés, un milieu «beaucoup plus fermé», selon Tomita, que ne l’est Patpong, principalement destiné aux Farangs, les «Occidentaux».

Tourner à Soi Thaniya n’a pas été une mince affaire, tant la méfiance nourrie vis-à-vis des médias par les Japonais et les Thaïlandais propriétaires des bars est grande. Tomita a contacté le principal tenancier de la rue, puis la police, mais aucun n’a semblé pouvoir donner une autorisation globale de tournage global. «Nous avons alors pris contact avec les propriétaires de bars. Au bout d’un moment, nous avons senti que l’atmosphère était OK, que nous étions acceptés par cette grande communauté. Tout s’est fait à l’asiatique, par des rencontres face-à-face et sur la base d’une confiance mutuelle», raconte-t-il. Au-delà de la vie nocturne, Tomita s’intéresse à la communauté japonaise en Thaïlande, ou plutôt aux communautés – une population qui dépasse la centaine de milliers. «Il y a beaucoup de couches. Par exemple, les Japonais envoyés par les grosses sociétés méprisent la Thaïlande, ils ne veulent pas vivre ici. Parfois, ils traitent très mal les Thaïlandais», dit Tomita. Il reconnaît aussi que les Japonais qui fréquentent les milieux de la nuit entretiennent le plus souvent des relations très superficielles avec les Thaïlandaises, n’essayant pas de comprendre le mode de fonctionnement du pays. «Le critère, c’est la langue. Des Japonais sont parfois ici depuis quinze ans et ne parlent pas du tout le thaï. C’est un signe», considère-t-il.

«Strings». Lui-même dit vouloir explorer plus avant le pays, mieux comprendre. C’est pour cela qu’il conserve un appartement à Bangkok et fait la navette entre la Thaïlande et le Japon. La façon de vivre des «filles de la nuit» l’intrigue. «Quand elles dansent dans les go-go bars, elles portent des strings, elles sont presque dénudées. Mais lorsque je leur ai demandé de prendre des maillots de bain pour que je les filme, elles sont venues avec des tenues très conservatrices, presque des pantalons», raconte Tomita, déduisant qu’elles opèrent une stricte séparation entre leur travail et leur vie.

Le Japonais pense aussi que la règle, souvent prônée, selon laquelle l’équipe de tournage, réalisateur compris, doit garder une certaine distance avec le sujet n’est pas bonne. Pour lui, au contraire, le réalisateur et son équipe doivent se mêler à la vie locale, s’en imprégner. Seule manière, à ses yeux, de pouvoir ensuite restituer à l’écran une vision pertinente d’une société aux codes complexes.

ParArnaud Dubus Correspondant à Bangkok

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