Raconte-moi ta thèse… sur la révolte des paysans contre l’impôt

Published 07/07/2017 in Sciences

Raconte-moi ta thèse… sur la révolte des paysans contre l’impôt
«Les Grandes Misères de la guerre» (1633).

Histoire

«Libération» tend son micro aux doctorants passionnés et passionnants. Aujourd’hui, Rachel Renault découvre dans les archives allemandes comment le peuple, opprimé par l’impôt, s’est creusé une place dans la vie politique.

Après un épisode sur l’archéologie, un détour par les interactions homme-machine et une plongée en biologie, «Raconte-moi ta thèse» invite aujourd’hui une historienne, Rachel Renault, à présenter le sujet de sa thèse soutenue fin 2014 sur la révolte du peuple contre l’impôt en Allemagne.

Rachel Renault était l’invitée du 56Kast, émission hebdomadaire de Libération et Nolife, le 18 mai 2017.

«Tout a commencé par une rencontre avec un texte»

«Mon sujet de thèse est à la fois le fruit du hasard et d’une négociation avec ma directrice de recherches. J’avais commencé par travailler sur le couronnement de l’empereur, mais au bout de deux mois, je me suis aperçue que je voulais travailler sur les couches populaires de la société. Je suis allée voir ma directrice et je lui ai dit : “Il me faut des paysans.” Elle m’a alors suggéré un nouveau sujet sur l’impôt. J’ai accepté le compromis, et je suis partie aux archives à Dresde.

«Tout a commencé par une rencontre avec un texte :  en 1790, on est alors en pleine Révolution française, des paysans allemands font un procès à leur seigneur devant un tribunal de Saxe. Ils protestent contre les inégalités de répartition de l’impôt, contre “l’arbitraire” et “la tyrannie”. J’allais aux archives tous les jours pour décrypter ce procès et ça m’a beaucoup émue de rencontrer ces gens, de lire ces voix du passé, et de les voir combattre collectivement, argumenter, se faire une place dans le système politique. J’étais assez surprise qu’on écoute la voix des paysans, leurs protestations. C’est comme ça que je suis partie sur la révolte contre l’impôt.

«”Impôt” et “Allemagne” : en général, ces deux mots-clés suffisent pour que les gens prennent peur. Rajoutez à cela “dix-huitième siècle”… et plus personne ne veut entendre parler de votre thèse ! Mais ce qui m’intéresse, ce sont les rapports de pouvoir − comment le peuple accepte ou refuse un certain ordre de domination politique. Et l’impôt du XVIIIsiècle est un prisme très pratique pour observer cela.

Les pays Schönburg, en 1760Les pays Schönburg, en 1760 (carte de Peter Schenk).

«J’ai travaillé sur une période de cent cinquante ans, entre 1650 et 1800 environ. Au moins une fois par génération, il y a une révolte ou un procès sur la question de cet impôt particulier qu’on appelle l’impôt d’Empire (Reichssteuer en allemand). ll sert exclusivement à financer les guerres de l’Empire, dont les frontières sont tour à tour attaquées par la France, les Turcs, parfois la Prusse… Mais les contribuables ne voient aucun retour de cet impôt de manière concrète, il n’est pas réinvesti dans des équipements collectifs par exemple. Et, en plus, ils n’en connaissent jamais le montant !

Les princes décident, leurs sujets payent

«L’impôt d’Empire est consenti par les princes, qui se réunissent dans une assemblée (la Diète d’Empire) et s’accordent sur un certain montant à donner à l’Empereur. Mais ceux qui payent, ensuite, sont les sujets de ces princes. C’est pour cela qu’ils se révoltent. Ils veulent participer au débat et s’imposent pour donner leur avis, dire non parfois, et donc dire oui aussi dans d’autres conditions. Pour consentir de manière active à l’impôt, et non parce que, comme le voudraient les autorités, ils seraient redevables par principe… D’une certaine manière, les contribuables essaient de participer à la définition de ce bien commun au nom duquel ils payent l’impôt. Ils veulent définir ce qui est juste et injuste. Qui doit payer, qui ne doit pas payer… Pourquoi les nobles, par exemple, sont exemptés d’impôts ? Cela pose de plus en plus de problèmes au XVIIIsiècle. La place des juifs aussi, qui paient des impôts différents parce qu’ils n’ont pas accès à la propriété foncière.

«Le recouvrement de l’impôt se faisait régulièrement de manière violente, en envoyant l’armée loger dans les communautés. En lisant les auditions de témoins assermentés au cours des procès, on a l’impression d’un déferlement de soldats qui débarquent au village, le pillent et repartent avec tout ce qu’ils peuvent emmener : le bétail, les sacs de grains, parfois les lits… pour les revendre et recouvrer les dettes de l’impôt. La violence arbitraire de cette fiscalité générait aussi des protestations.

«J’ai lu un épisode comme ça, en janvier 1715 à Naitschau, un petit village en Thuringe. Les soldats viennent saisir l’impôt, mais les paysans refusent. Les soldats insistent. Alors, 200 villageois sortent d’une embuscade et encerclent les soldats. C’est l’un des rares moments où j’ai une parole directe des insurgés – retranscrite certes par les soldats. Ils disent par exemple : “Si les nobles ont consenti à l’impôt, ils n’ont qu’à le payer eux-mêmes.” Quand le prêtre essaie de les ramener à la raison en leur disant “vous devriez rester calmes, sinon les représailles vont être cruelles”, ils lui rétorquent “ouh là, le prêtre, il ferait mieux de rester avec sa bible”. Littéralement ! C’est marrant. Et ça finit en confrontation physique quand les soldats veulent arrêter les meneurs. Les paysans se mettent à jeter des bûches sur les soldats qui sont obligés de se retirer à l’intérieur de la maison du maire, si je me souviens bien. C’est un moment assez saisissant, l’un de mes préférés.

La guerre des Paysans allemands (1524-1526)La guerre des Paysans allemands (1524-1526).

Des paysans très bien organisés en «syndics» 

«Dans les révoltes du XVIIe et du XVIIIe siècles, on imagine toujours une foule armée de piques et de faux qui veulent tuer le percepteur, pendre le seigneur, brûler les registres… C’est l’image d’un peuple impulsif, bestial et irrationnel que les autorités veulent donner dans les textes qu’elles produisent. En réalité, les paysans sont très bien organisés, alors même qu’ils sont parfois plusieurs milliers. Ils ont un système de représentation par des délégués – qu’on appelle “syndics” – choisis par élection, désignation ou tirage au sort. Ils ont aussi un système de collecte d’argent, de correspondance avec les tribunaux et de collecte de témoignages qui nourrissent les plaidoiries des avocats… D’ailleurs, quand les autorités envoient les soldats dans les villages, elles en profitent pour faire saisir ces correspondances et faire main basse sur l’information. Elles supportent très mal cette organisation de leurs sujets sur laquelle elles n’ont pas de prise.

«Moi, je ne repère le début des hostilités qu’au moment où les autorités commencent à s’en préoccuper. Au début, on ne sait pas très bien comment ils s’organisent de manière secrète. C’est une des raisons pour lesquelles je voulais travailler sur les paysans : il y a toujours des secrets à percer parce qu’ils n’écrivent pas. Leur parole est transmise par des gens qui la portent à leur place, pour les défendre, comme les avocats, ou pour les réprimer, comme les autorités. A partir du moment où ils sont repérés, ça laisse des traces et donc des archives. On sait qu’ils se rassemblent le jour publiquement et la nuit dans des clairières en forêt. Les autorités envoient des espions pour observer et écouter ce qu’il se passe, dresser la liste des participants, noter qui a pris la parole, qui a dit quoi…

«J’ai par exemple trouvé l’archive d’un maître d’école qui fait son rapport aux autorités. Il dit qu’il a espionné un rassemblement de nuit où les paysans faisaient un grand feu, soi-disant pour «chasser les Bohémiens». Le maître d’école, pas dupe, leur a dit : «Vous feriez mieux de payer vos impôts au seigneur sinon vous allez avoir des ennuis.» Et il a été chassé du rassemblement.

Les paysans d’Obergreiz refusent de payer l’impôt qui a changé de nom (mars­‐avril 1715)Les paysans d’Obergreiz refusent de payer l’impôt qui a changé de nom, à Hohndorff en mars­‐avril 1715 (HSTAG, Hausarchiv Ober- und Untergreiz).

Des «archirebelles» à qui les autorités mènent la vie dure

«Dans les listes de noms qu’on leur transmet, les autorités retiennent surtout ceux des meneurs, qu’ils appellent les “archirebelles”. Ils sont persuadés que les révoltés sont toujours manipulés par une couche d’agitateurs, et essaient d’identifier les têtes pour éradiquer la révolte. Matériellement, ils ne peuvent pas faire emprisonner un tiers de leurs sujets… Et n’ont d’ailleurs aucun intérêt à le faire. Ils font donc comme s’il n’y avait pas de révolte, ou, quand ils sont forcés de l’admettre, comme si une dizaine de personnes manipulaient tous les autres.

«On leur menait la vie dure, à ces archirebelles. On envoyait les soldats loger chez eux, dans un mélange d’intimidation, de punition et de saisie de l’impôt de force. Les meneurs sont sans cesse arrêtés. J’ai vu deux d’entre eux être bannis, et un se faire torturer. Pour lui faire dire où étaient cachés les autres paysans, les soldats l’ont attaché près du feu, “pour le faire rôtir” comme disent les témoins. Ils lui ont mis des linges enflammés dans la bouche, des objets brûlants sur la tête… C’étaient des soldats démobilisés de la guerre de Trente Ans, habitués à un certain niveau de violences de guerre.

«Ça m’a surprise. Dans ce genre de moments aux archives, on lit le texte et on n’y croit pas, on se dit que c’est forcément exagéré… Il faut faire attention aux témoignages, car il y a aussi beaucoup de discours stéréotypés. Mais là, pour la torture, j’ai trouvé plusieurs textes qui concordent : des suppliques, des interrogatoires de témoins, la plaidoirie de l’avocat… Je ne saurai jamais avec certitude si tout s’est réellement passé comme ça, mais c’est suffisamment crédible pour que ça soit dit et répété devant le tribunal. On ne peut jamais évaluer le degré de véracité, mais on peut évaluer à quel point c’est crédible.

Les paysans d’Obergreiz refusent de payer l’impôt qui a changé de nom, à Gablau (mars­‐avril 1715)Les paysans d’Obergreiz refusent de payer l’impôt qui a changé de nom, à Gablau en 1715 (HSTAG, Hausarchiv Ober- und Untergreiz).

L’obtention d’un droit de regard sur les comptabilités

«Les révoltés obtiennent rarement des victoires, mais ça arrive. L’avantage en Allemagne est que les princes sont en concurrence les uns avec les autres. De temps en temps, les sujets reçoivent donc le soutien d’un autre prince contre leurs propres autorités. Leur message passe alors mieux et ils obtiennent des avancées. Pendant la Révolution française notamment, les autorités commencent à se dire qu’il faut lâcher du lest. Alors que la France abolit les privilèges, mes paysans obtiennent enfin la participation des comtes et des princes à l’impôt d’Empire. C’est une remise en cause de l’exemption nobiliaire. Un autre de leurs grands acquis est le droit de regard sur les comptabilités : ils obtiennent le droit de savoir où va leur argent, “où va ce qui est à eux”, selon leur formule. C’était une exigence de transparence politique, alors que les autorités s’efforçaient de maintenir l’opacité en disant que ça ne les regardait pas.

«Etre témoin de cette volonté populaire de participation politique, via les archives, est très émouvant. Les textes me permettent d’avoir accès à ces gens qui sont morts depuis trois siècles et m’offrent une proximité avec eux. Mais cette émotion ne doit ni rester brute ni au contraire être évacuée : elle doit me servir à construire un discours scientifique. Une historienne que j’aime beaucoup, Arlette Farge, a écrit de très belles pages là-dessus et dit que “l’émotion doit être un mur de soutènement pour le travail historique”.»


La thèse de Rachel Renault s’intitule la Permanence de l’extraordinaire. Fiscalité d’Empire, constructions du pouvoir et interactions sociales dans les principautés, comtés et seigneuries de Reuss, Schönburg et Schwarzburg, du milieu du XVIIe siècle à la fin du XVIIIe siècle. Elle a été préparée au sein de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne en cotutelle avec la Westfälische Wilhelms-Universität de Münster, sous la direction de Christine Lebeau et de Barbara Stollberg-Rilinger. Elle sera publiée à la rentrée aux Publications de la Sorbonne.

Lire l’épisode 1 : Raconte-moi ta thèse… sur l’artisanat du verre gaulois

Lire l’épisode 2 : Raconte-moi ta thèse… sur les cartes interactives pour enfants malvoyants

Lire l’épisode 3 : Raconte-moi ta thèse… sur SAMHD1, superprotéine

ParCamille Gévaudan

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