Olivier Polge, nez bien né

Published 26/12/2016 in Beauté

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Portrait

L’auteur du N° 5 L’eau, grandi dans le sérail, a succédé à son père comme parfumeur Chanel.

Olivier Polge est le jeune homme photogénique du moment, le brun chic et cool à mocassins, aussi sexy que l’amoureux de Gisele Bündchen dans la pub pour le N°5. Sauf que lui, il ne se parfume plus, à cause de sa profession. Cette année, il signe sa première grande œuvre : la cinquième interprétation du N°5 depuis sa création il y a un siècle. Quand on le rencontre en mai, le nez des parfums Chanel présente la nouvelle variation. Il répond, décontracté, livrant des précisions techniques. Evitant un storytelling laborieux dont personne ne serait dupe, il embobine en distribuant sur des mouillettes le précieux N°5 de 1921. Peu de gens le connaissent : il coûte la peau des fesses. Fastueux, opulent et poudré, ce n’est pas une fragrance, c’est du jus de privilège. Un scandale en flacon, exquis et mémorable. Si le luxe, le vrai luxe, a une odeur, c’est celle-ci. Un bal costumé au Palais d’hiver, les robes paysannes brodées de fils d’or et les kokochniks pavées d’émeraudes grosses comme le Ritz. Depuis, l’histoire du N°5 ne cesse d’être réécrite pour plaire aux générations qui se succèdent. Il y a eu l’eau de toilette (1926), l’eau de parfum (1986), l’eau première (2008). Et enfin la version d’Olivier Polge, N°5 L’Eau. Pour l’alléger, il a remplacé les notes orientales très enveloppantes par des notes boisées, plus sèches. Une proposition nerveuse pour la fille d’aujourd’hui, qui veut un spray (se pschitter vite fait), du frais (vulnérable) et du boisé (invincible). Dans la pub, l’égérie est Lily-Rose Depp, autre fille de. Sa mère, Vanessa Paradis, avait été celle de Coco en 1991.

Comme le pape au Saint-Siège, les «Chanel Nose» sont nommés à vie. Polge est le quatrième depuis 1921. Pour ses 40 ans, ce nez bien né a reçu le titre des mains de son père, Jacques, dont le Coco Mademoiselle reste le parfum le plus vendu aux Etats-Unis. C’est donc Olivier Polge qui incarne désormais la marque, même si en réalité, il s’agit d’une création collective. Grandi avec une cuillère griffée CC dans la bouche, il a 4 ans lorsque son père rejoint la rue Cambon. Il évolue dans des effluves maison. Sa mère se parfume avec des essais de Coco, son premier parfum à lui est un précurseur d’Egoïste. «Il cachait l’odeur de mes cigarettes…», dit-il, regard très clair dans un visage étroit et fin.

A Grasse (Alpes-Maritimes), on œuvre de père en fils ou en fille. Jusqu’à une date récente, ce qui était l’exception, c’était ne pas être issu du sérail. Les deux parents d’Olivier étaient du métier. Sa mère, Marina Von Zedlitz, fille du patron d’Elizabeth Arden en Allemagne, a rencontré Jacques au-dessus d’une éprouvette, à Grasse. Disparue en 1989, elle n’a jamais exercé. C’est elle qui a poussé son fils à se lancer. «Le savoir est empirique, la transmission se fait sans règles, sur le mode du compagnonnage», dit Olivier Polge. Curieusement, s’il hérite de la fonction de son père, ce dernier ne lui a pas transmis son art. «Mon père ne partageait pas volontiers ses connaissances. Il n’était pas bavard, à ce sujet. Ni à aucun autre, du reste…», dit le peintre Denis Polge, frère d’Olivier.

Ils sont les petits-fils de Jeanne Mathieu, la muse de Nicolas de Staël qui se défenestra après leur rupture. «Quelle fille, la terre en tremble d’émoi, quelle cadence unique dans l’ordre souverain», écrivait Staël à René Char. Ses petits-fils ont été les protégés de Jean Bauret, l’exécuteur testamentaire de Staël, qui les a encouragés à développer leurs talents. Olivier Polge a passé seize ans chez International Flavor & Fragrances, la multinationale du parfum et des arômes alimentaires. Dans un système très concurrentiel où le client fait travailler plusieurs sociétés sur une même idée, il s’est exercé à tenir ses nerfs. «Sur dix projets travaillés, on en perd sept.» Au fil des années, il a appris à composer avec les tout-puissants techniciens du marketing. Première chose, apprendre à raconter à des chefs de produit qui n’y connaissent que pouic. Peser ses mots avec la subtilité d’une balance Mettler. Dans un jus fleuri auquel il souhaite donner du pétillant, Polge rajoute du gingembre et commet l’erreur de prononcer le mot «épice» devant le décideur. Le client tourne les talons. «Epice ! T’as dit le mot qu’il fallait pas», explique un camarade, goguenard. Aujourd’hui, il tient sa langue.

Son premier best-seller, c’est Dior Homme en 2005. Un parfum fleuri pour homme, une nouveauté. Grâce à son audace, porter un parfum à l’iris n’est plus déconseillé aux mâles. «Tout à coup, j’ai eu l’impression que mes parfums sentaient meilleurs dans le regard des autres», dit-il avec autodérision. C’est l’unique fois où son père ébauche un compliment. «C’est bien de l’avoir fait», dit-il. N’empêche qu’en entrant chez Chanel, Olivier Polge s’est découvert un père. «Ces derniers mois, j’ai parlé plus avec lui que le restant de ma vie», dit-il avec l’humour doux-amer qui est sa marque de fabrique.

Ex-cancre de l’Ecole alsacienne, il aurait voulu être musicien. «Votre fils a le droit de redoubler… dans un autre établissement», indiquait son bulletin scolaire à la fin de la troisième. Il entre au cours Marcel-Proust, 51, rue des Ecoles, dans une classe à effectif limité avant de s’inscrire à l’Ecole du Louvre. C’est lors d’un stage au laboratoire Chanel qu’il découvre la magie olfactive. «Capturer la fleur, nous emparer de son âme pour la transformer est une manière de nous unir au monde», a dit son père dans un rare élan lyrique. L’ancrage dans un univers en prise avec la matière a séduit le fils. «Il y a dans mon métier un côté terre à terre auquel je suis attaché.»

Olivier Polge a renoncé à sa vocation de musicien mais pas à sa passion. «J’aime beaucoup la musique. Je joue un peu, et mal, du piano, pour garder mon équilibre», dit-il en rangeant les sculptures de son frère posées sur sa table de travail, une tête d’ours en plâtre ciré, un hibou doré, un hérisson en bronze, une souris en plomb. Inconditionnel de France Musique ou de Radio Classique, il cite Einstein : «Sans musique, la vie ne vaut pas d’être vécue.» Nietzsche : «Sans musique, la vie serait une erreur.» Et Zinédine Zidane qui, lui, a déclaré : «Sans musique, la vie serait triste.» Au hasard de ses voyages d’affaires, il va au spectacle dans la ville où il se trouve. Récemment, à Venise, il a découvert Hyacinthe Jadin, un compositeur préromantique mort précocement. «Un des plus beaux concerts de ma vie, c’était Andreas Scholl chantant Vivaldi à Londres.» Pour 2017, il a réservé ses places de concerts et sait même ce qu’il fera au mois de mai : «J’ai décidé de ne plus voter car je ne me sens pas représenté.» En voiture, il écoute Schubert, comme le faisait Françoise Sagan.

30 juillet 1974 Naissance à Grasse. 1992 Ecole du Louvre. 1998-2013 International Flavors & Fragrances.

2005 Dior Homme avec Carlos Benaim et Domitille Bertier.

2015 Succède à son père chez Chanel.

2016 N°5 L’Eau.

ParMarie-Dominique Lelièvre

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