Californie : «Ce barrage c’est notre fierté, mais s’il nous met en danger…»

Published 22/04/2018 in Planète

Californie : «Ce barrage c’est notre fierté, mais s’il nous met en danger…»
A Oroville, le 16 février 2017, neuf jours après la rupture du déversoir.

Etats-Unis

Il alimente en eau la moitié des Californiens, et notamment San Francisco et Los Angeles. A Oroville, le plus grand barrage du pays, 235 mètres de haut, a bien failli céder il y a un an, menaçant des milliers de personnes. Un symbole du manque d’entretien des infrastructures américaines.

Près de 190 000 personnes évacuées en quelques heures, des stations-service prises d’assaut, des files de voitures à l’arrêt le long des routes, alors qu’à quelques kilomètres de là, le plus haut barrage des Etats-Unis menace de déborder : joli scénario pour un film catastrophe comme Hollywood sait en réaliser. Sauf qu’à Oroville, la journée du 12 février 2017 n’a rien eu d’une fiction. Il y a un an, la petite ville californienne et ses environs ont failli être noyés sous un mur d’eau de 10 mètres de haut.

Genoa Widener, 31 ans, se souvient de ce dimanche après-midi : «L’ordre d’évacuation a d’abord été donné sur une chaîne de télé locale, raconte cette habitante très engagée dans le dossier. C’était un tel chaos… La panique, même. La police circulait dans les rues avec des mégaphones pour demander aux gens de partir. Le réseau téléphonique était en rade, la télé avait enclenché un compte à rebours jusqu’au moment où ça devait craquer. De l’extérieur, ça donne peut-être l’impression qu’on a surréagi, mais ici on pensait vraiment que la catastrophe était imminente.» Par chance, le tsunami est évité. Les pluies torrentielles se calment et le niveau du lac de retenue d’Oroville, à force de réparations d’urgence, finit par baisser. Mais les dégâts sont considérables, déjà chiffrés à plus de 700 millions d’euros.

Si la structure principale du barrage n’est pas touchée, les déversoirs, eux, sont en piteux état. En cas de trop-plein dans un réservoir, cette infrastructure est censée dériver l’eau superflue en contrebas. A Oroville, le déversoir principal, un toboggan de béton qui rejoint la rivière Feather en aval, est le premier à craquer. Provoqué par l’érosion, un cratère de 10 mètres de profondeur se forme le 7 février. Quelques jours plus tard, le déversoir d’urgence montre à son tour des signes de faiblesse, ce qui finit par précipiter l’évacuation de 188 000 habitants de la région.

Le déversoir du barrage, le 20 février. (Photo Hector Amezcua. The Sacramento Bee. AP)

Signes d’effritement

Plus de peur de mal ? Certes, il n’y a eu ni morts ni blessés lors de la crise. Au bout de quelques jours, tous les déplacés ont pu retrouver leur foyer. Mais l’enquête officielle a permis de lever un voile inquiétant sur l’état de l’infrastructure et sur son entretien. Haut de 235 mètres, le barrage d’Oroville est le plus grand des Etats-Unis. Un fleuron en service depuis 1968, pierre angulaire du «State Water Project» californien : il fournit 61 % de l’eau utilisée par ce programme clé du Golden State. Situé à l’intersection entre deux chaînes de montagne, le barrage permet ainsi d’acheminer de l’eau à 25 millions de Californiens (sur 40 millions) – et notamment vers les mégapoles de San Francisco et Los Angeles -, ainsi que d’irriguer la vallée de San Joaquin, le grenier des Etats-Unis, qui concentre 25 % de la production agricole du pays. Un atout stratégique dans une région habituée aux périodes de sécheresse de plus en plus longues, mais dont la gestion semble loin d’être au niveau.

Le rapport indépendant commandé par les autorités a conclu en janvier à un «échec systémique et de long terme», affirmant que la crise de 2017 aurait pu être évitée. Ainsi, quelques années à peine après la mise en service du barrage, des signes d’effritement sont repérés sur la structure. «Normal», jugent les opérateurs. De même, le déversoir principal est bâti sur une zone facilement érodable, sans que cela n’inquiète outre mesure. Quand, en 2005, des associations proposent d’améliorer le déversoir d’urgence et de le bâtir en dur, elles ne sont pas écoutées. Un autre rapport, publié à l’été 2017 par des chercheurs de Berkeley, est encore plus sévère, éreintant les différentes autorités en charge : «Les dirigeants du State Water Resources [l’organisme propriétaire du barrage, ndlr] et les régulateurs fédéraux ont provoqué l’incident de février en ignorant des recommandations de long terme et en négligeant leur devoir d’évaluation des risques et de détection des défauts.»

 

Les travaux de remise en état du déversoir, le 30 novembre 2017. (Photo Rich Pedroncelli. AP)

Prise de conscience

A Oroville, 19 000 habitants, on a l’impression d’être enfin entendus après des décennies de malaise. Le barrage semble avoir anesthésié la région, épicentre de la Ruée vers l’or au XIXe siècle. «Une des communautés les plus pauvres de Californie vit à l’ombre de cette structure, raconte Dave Steindorf, un des responsables de l’association environnementale American Whitewater. C’est comme si un pouvoir impérialiste était venu s’installer ici, et que les habitants avaient été colonisés.»

Le barrage a bouleversé l’équilibre environnemental de la région. Désormais, les saumons ne remontent plus la Feather, car ses eaux sont trop chaudes. Un manque à gagner important. Le tourisme, en dépit des promesses des constructeurs, n’a pas davantage pris le relais. «Le potentiel est pourtant énorme, regrette Dave Steindorf en déambulant le long de la Feather. On pourrait installer un embarcadère, faire du kayak, manger un burger au bord de l’eau… Il faut reconnecter la rivière à la ville, mais l’incident de l’année dernière a accentué la peur qu’en ont les habitants.»

Même sentiment chez Genoa Widener : «Les opérateurs ne sont pas de très bons voisins, déplore-t-elle. Pourtant, ce barrage c’est notre fierté, notre contribution à la Californie. Mais s’il commence à nous mettre en danger…» Depuis la crise de 2017, la jeune femme bataille pour que des inspections plus poussées soient menées sur la structure. Elle dit ne plus faire confiance aux autorités et estime que les répercussions vont bien au-delà des dégâts matériels : «Quelle entreprise va venir s’installer ici ? Qui souhaitera passer ses vacances dans le coin ?» Genoa Widener regrette également que l’événement n’ait pas déclenché une prise de conscience plus globale sur la gestion de l’eau dans le Golden State. La Californie du Sud, opulente mais asséchée, peut-elle continuer à pomper les ressources de la Californie du Nord ? «Les lâchers d’eau ne sont pas gérés scientifiquement. Il faudrait arrêter ces gaspillages, cette culture de l’improvisation et de l’amateurisme. D’autant plus avec le changement climatique.»

La faillite du barrage d’Oroville est aussi celle d’un système opaque, sorte de partenariat public-privé dont les méandres restent réservés aux spécialistes les plus aguerris. Propriété du Department of Water Resources (DWR), une structure de l’Etat de Californie, le barrage est censé être entretenu grâce aux contributions de 29 structures gestionnaires d’eau, qui appartiennent souvent à de riches investisseurs privés. Lesquels tentent de limiter les dépenses de maintenance à leur minimum… Dernière aberration, l’organisme chargé de contrôler les standards de sécurité est placé sous l’autorité hiérarchique du DWR, le propriétaire du barrage. «Un conflit d’intérêts manifeste», s’emporte Genoa Widener.

Bureaucratie

Pour la maire d’Oroville, Linda Dahlmeier, le coupable porte un nom : la bureaucratie. «Selon ses défenseurs, le State Water Project est la huitième merveille du monde. Mais en fait, c’est devenu un monstre, comme la plupart des instances gouvernementales», raille cette pro-Trump. Favorable à placer un opérateur privé à la tête du barrage, elle est plus prudente quand on aborde la question du dérèglement climatique et d’une éventuelle gestion plus économe des ressources naturelles : «Je crois en Dieu et je pense qu’il sait combien d’eau il faut mettre sur Terre. Si Dieu fait fondre les glaciers, c’est peut-être parce qu’il y a plus d’habitants…»

Pour Linda Dahlmeier, le plan de rénovation des infrastructures publiques présenté en février par le président américain (1 500 milliards de dollars d’investissements, dont 200 milliards d’argent fédéral) est le bienvenu : «C’est la bonne personne au bon endroit. Son message porte dans l’Amérique rurale.» Il y a du boulot. Outre celui d’Oroville, 15 000 barrages américains présentent un niveau de risque élevé, et peuvent en cas d’incident causer des pertes humaines. Parmi eux, 2 170 présentent des «déficiences sérieuses».

ParRomain Duchesne, Envoyé spécial à Oroville (Californie)

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