Algérie : face aux manifestants, deux camps en suspens

Published 25/02/2019 in Planète

Algérie : face aux manifestants, deux camps en suspens
Des échauffourées en marge d’une manifestation, à Alger samedi, contre la candidature de Bouteflika.

Décryptage

Le pouvoir en place, qui se montre pour l’instant mesuré, et les opposants à Bouteflika attendent de voir la contestation évoluer pour se positionner.

Une semaine décisive s’ouvre en Algérie avec le mouvement de protestation qui traverse le pays et prend de l’ampleur depuis vendredi. L’appel des étudiants à manifester ce mardi et la mobilisation plus grande qui se prépare pour vendredi prochain sont scrutés de près par le pouvoir comme par les opposants de tous bords. De part et d’autre, il s’agit de se positionner et de jauger les forces à l’aune de la présidentielle du 18 avril. Et, surtout, de le faire avant le 3 mars, date butoir pour la clôture des candidatures à l’élection avec leur validation par le Conseil constitutionnel.

Comment progresse le mouvement de contestation ?

Un seul mot d’ordre, «non à un cinquième mandat» d’Abdelaziz Bouteflika, a jeté spontanément des milliers de manifestants dans les principales villes d’Algérie. Une mobilisation jamais vue depuis trente ans, selon les observateurs. En première ligne dans un pays où les moins de 25 ans représentent la moitié de la population, les jeunes n’ont connu que Bouteflika comme président. Mais outre l’appel des étudiants à manifester ce mardi, d’autres mobilisations sectorielles ont commencé, notamment celle des avocats lundi. L’expression commune d’un ras-le-bol est «un sursaut de dignité» spontané contre la «mascarade» qui leur est présentée. Mais derrière le refus politique unifié d’un cinquième mandat, d’autres revendications sociales et économiques peuvent émerger et s’agréger à la révolte.

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«Il faut toutefois observer la géographie de la protestation, relève le politologue algérien et suisse Hasni Abidi, directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (Cermam) à Genève. La mobilisation est forte à Alger, Oran, et dans d’autres villes du Nord et de l’Est. En revanche, le Sud et l’Ouest du pays n’ont pas manifesté – ou du moins pas encore – car il s’agit de régions où le régime dispose de relais solides.»

Quelle est la réplique du pouvoir ?

Les forces de l’ordre se sont montrées jusqu’ici très mesurées face aux manifestants, voire bienveillantes. L’image d’un manifestant présentant à un policier masqué son foulard imbibé de vinaigre pour résister aux gaz lacrymogènes a circulé sur les réseaux sociaux. Notant toutefois un usage «pas nécessaire» des grenades lacrymogènes et des dizaines d’arrestations, même pour quelques heures, Amnesty International a rappelé que le droit de manifester pacifiquement est inscrit dans la Constitution algérienne. «Nous observons avec vigilance la suite des manifestations», indique Yasmine Kacha, chargée de l’Algérie à Amnesty.

Alors que début février, il avait mis les Algériens en garde contre toute contestation éventuelle, le Premier ministre, Ahmed Ouyahia, a reconnu lundi le droit de manifester pacifiquement, avant d’évoquer une sorte de «grand débat» algérien promis par Bouteflika «dans le cas où il serait élu». Le directeur de campagne du Président, l’ancien Premier ministre Abdelmalek Sellal, a quant à lui défendu son candidat face aux manifestants en assurant que «Bouteflika est le seul qui est capable de mener l’alternance générationnelle». Sellal a par ailleurs déploré qu’«une minorité d’Algériens ont oublié ce que nous avions vécu durant les années 90». L’épouvantail de la «décennie noire» qu’a connue l’Algérie, lors d’une guerre civile qui a fait des dizaines de milliers de morts, est encore régulièrement agité face à la génération traumatisée qui a vécu cette période.

Quelle est la puissance du pouvoir pro-Bouteflika ?

«Le régime dispose de la force de l’armée et des forces de sécurité, d’une manne financière et d’une capacité de mobiliser rue contre rue», résume Hasni Abidi. Ce qu’on appelle «le pôle présidentiel» est composé des partis dits «de l’allégeance» (au président Bouteflika) : le Front de libération nationale (FLN), le Rassemblement national démocratique (RND), le Mouvement populaire algérien (MPA) et le Rassemblement de l’espoir de l’Algérie (TAJ). Il faut ajouter les milieux d’affaires, acquis au pouvoir en place, qui ont acheté les principaux médias algériens et qui entretiennent des relations proches et intéressées avec l’armée.

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Quant à Saïd Bouteflika, le frère du Président, «il agit en chef d’orchestre», selon l’expression de Hasni Abidi. S’il ne prend jamais la parole en public et se montre rarement, le cadet du chef de l’Etat est «le passage obligé vers le Président», souligne le politologue. Il ne fait toutefois pas consensus, notamment auprès des militaires qui contestent sa légitimité et restent réfractaires à un passage de pouvoir «dynastique», dénoncé d’ailleurs par les contestataires. «Le pouvoir doit vite faire un geste», estime Hasni Abidi, pour qui l’armée n’ira probablement pas jusqu’à la confrontation sanglante avec les manifestants.

Quelles sont les forces d’opposition ?

La diversité et la spontanéité des protestataires dans les rues algériennes ont pris de court les partis politiques. L’opposition n’a pas vu venir la mobilisation inédite de la rue. Elle tente de présenter des candidats à la présidentielle, mais avec peu de chance d’y arriver, compte tenu des conditions requises : un candidat doit en effet présenter une liste de 600 signatures individuelles d’élus locaux répartis sur au moins 25 wilayas (préfectures) ou bien une liste de 60 000 signatures d’électeurs inscrits répartis sur au moins 25 wilayas pour être validé. Ali Benflis, jadis populaire concurrent d’Abdelaziz Bouteflika aux présidentielles de 2004 et 2014, pourrait ainsi renoncer. Un candidat islamiste devrait en revanche concourir symboliquement face au président sortant : l’islamiste Abderrazak Makri, chef du Mouvement de la société pour la paix (MSP), proche des Frères musulmans, qui est loin d’avoir l’influence et la popularité nécessaires auprès des protestataires d’aujourd’hui.

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Le mouvement Mwatana, qui a émergé au cours des manifestations depuis vendredi, semble de son côté agréger des intellectuels et des universitaires. Ces derniers ont annoncé jeudi leur soutien au mouvement d’opposition contre un cinquième mandat. Une déclaration en cours de signature par des artistes, des écrivains, des chercheurs et des universitaires, esquisse un premier projet de transition politique. Elle évoque par étapes «la création d’une Assemblée constituante, la rédaction d’une nouvelle constitution à soumettre à référendum et la préparation d’élections législatives et présidentielle, pour une Algérie démocratique pour tous les Algériens».

ParHala Kodmani

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