Entreprise libérée, les salariés en prennent pour leur grade

Published 10/03/2019 in https:2019/03/10/

Entreprise libérée, les salariés en prennent pour leur grade
«Ça nécessite une forme d’abandon de l’ego de la part du chef d’entreprise», explique l’entrepreneur Stéphane Rios.

Récit

Pas de hiérarchie, des horaires variables, une volonté de bien-être… Si cette forme d’organisation fonctionne parfois dans les sociétés du numérique, les employés des grandes entreprises qui l’ont testée se sont plaints d’une plus grande charge de travail.

Depuis plusieurs années, les patrons prépareraient une révolution : l’avènement d’une entreprise sans chef, bureaux, ni horaires et dans laquelle chaque salarié prendrait part à toutes les décisions. Une firme dans laquelle le bien-être et la liberté de chacun primeraient sur les bilans financiers excédentaires. Cette utopie porte un nom, celui d’«entreprise libérée», rendu populaire par le chercheur Isaac Getz dans son ouvrage Liberté & Cie publié en France en 2012. Davantage une «philosophie» qu’un «modèle» selon l’auteur – qui est aussi professeur à l’école de commerce ESCP Europe -, elle est résumée ainsi : «C’est une organisation qui permet aux salariés la liberté et la responsabilité complète d’entreprendre toute action pour réaliser la vision de l’entreprise.»

A l’époque, la publication rencontre un succès fou car elle intervient dans un contexte particulier : la crise de 2008 a montré les limites d’un système d’organisation pyramidale au sein de l’entreprise. «C’est le moment où l’on se met à parler beaucoup des burn-out, y compris dans les petites structures», analyse un patron de PME parisienne. Isaac Getz offre un nom mais aussi des exemples concrets d’initiatives déjà existantes. Depuis, de nombreuses firmes s’y sont mises et s’en revendiquent fièrement. Aux Etats-Unis, le mastodonte Google a expérimenté des nouveaux schémas d’organisation. Mais selon Isaac Getz, c’est en France que cette «philosophie» a pris le plus d’ampleur : «On est les champions du monde des livres sur le mal-être au travail. Ça a été une bouffée d’air pour les salariés.»

«Effet de mode»

Selon les entreprises, le degré d’implication varie. Dans certains cas, c’est un totem que l’on brandit à tout va pour qualifier la mise en place d’une attitude plus détendue dans l’entreprise. «Certains ont des sodas illimités et sont des start-up et ils se disent “entreprises libérées”», s’amuse un patron d’une PME française. Dans d’autres firmes, la remise à plat est totale. Lorsque Stéphane Rios pose en 2011 les principes de sa nouvelle boîte, Fasterize, il explique avoir voulu faire «quelque chose de différent» : «Ce que je voyais autour de moi, ça produisait du malheur, les gens n’étaient pas heureux dans leur boulot, écrasés par leurs systèmes hiérarchiques. Je me suis dit que j’allais faire l’inverse.»

Il propose à ses salariés de travailler d’où ils le souhaitent, de prendre autant de congés qu’ils désirent, d’avoir des horaires libres et de prendre part à toutes les décisions importantes. L’entreprise, qui fonctionne ainsi depuis sept ans et demi, se porte bien, au prix d’une grande rigueur de la part de la quinzaine de salariés. «Quand on voit ça de l’extérieur, ça fait briller les yeux, on a tous cette envie d’avoir cette liberté. Mais on n’est pas tous conscients de ce que ça implique : un changement de mentalité, de sa façon de voir le travail, une vraie autonomie. C’est un peu comme si tout le monde était propriétaire de la boîte, où tous les gens se sentent investis de faire que ça fonctionne», reconnaît le patron. Pour adopter le modèle, l’entreprise a aussi dû passer par quelques sacrifices : «On a fait partir des gens avec qui ça ne fonctionnait pas, admet Stéphane Rios. Ça nécessite aussi une forme d’abandon de l’ego de la part du chef d’entreprise.»

Même constat de la part de Jérémie Fontana, designer dans l’entreprise suisse Liip, qui a abandonné toute forme de hiérarchie sur le mode de l’holacratie (un système sans organigramme et avec des règles collectives très précises). «Auparavant, je travaillais dans une grosse entreprise pyramidale avec 12 000 couches de hiérarchie, des actionnaires, etc. Pour moi, c’était soit je trouvais une entreprise comme Liip, soit je changeais de métier», affirme-t-il. Aujourd’hui, il s’épanouit dans cette liberté retrouvée même s’il reconnaît que sa mise en application est «très codifiée».

Après plusieurs années d’expérimentation à petite échelle, les cadors de l’économie française se sont aussi intéressés au phénomène : Decathlon, Kiabi, Airbus ou encore Auchan ont mené tour à tour des expérimentations d’entreprise libérée. Parfois accompagnées par Isaac Getz lui-même, «pas en tant que consultant, mais plutôt comme conférencier», précise-t-il, sans nous indiquer s’il est rémunéré ou non pour ces interventions. «Je pensais que ça allait s’adresser aux PME, mais j’ai été surpris de voir que des grands groupes ont aussi été intéressés», reconnaît-il. Jérémie Fontana, lui, s’en amuse : «Quand je vois des grosses entreprises comme Nestlé qui s’y intéressent ça me fait rire, car c’est par effet de mode, ils n’auront pas la transparence nécessaire. La logique de marché fait qu’ils pourront difficilement diluer le pouvoir.» «Je pense que ça peut fonctionner pour les grosses entreprises à l’échelle des magasins ou des usines», affirme de son côté l’auteur de Liberté & Cie.

Mais dans le storytelling, un cas fait tache et révèle en creux la difficulté des entreprises du CAC 40 à se remettre en question en profondeur. En 2013, Auchan propose aux salariés d’un de ses magasins à Saint-Quentin (Aisne) de procéder à une expérimentation de la sorte. Ils offrent aux syndicats l’ouvrage de Getz et l’invitent à venir en expliquer le concept. «Lorsqu’on nous l’a annoncé, on n’était pas contre, on n’a jamais mis de bâtons dans les roues. On nous a dit que ça allait permettre aux salariés de prendre plus de responsabilités. Ça a été bien perçu, mais j’ai prévenu qu’il fallait que ça se fasse avec des augmentations de salaire», se souvient Eric Lamotte, le délégué syndical CFDT à Auchan Saint-Quentin. Au sein du magasin, le processus est rapidement enclenché : les salariés qui le souhaitent peuvent prendre des responsabilités, même s’ils ne sont pas chefs de rayon. «Ces gens-là se sont dit “on s’intéresse à nous” et ils se sont investis», dit Eric Lamotte. Mais la direction d’Auchan décide, en contrepartie, de supprimer «6 à 8 postes de cadres». En tout, à l’échelle du groupe, 480 suppressions de postes de cadres avaient été annoncées sous prétexte de raccourcir la chaîne de décision. Pire, certains salariés se sont mis à travailler plus, allégeant les tâches de leurs chefs, mais les salaires sont restés quasi identiques. «Ils ont fait venir Isaac Getz dans le magasin pour nous convaincre. Il n’a cité que des réussites. Je lui ai dit :”Vous n’avez pas eu d’échec ?” Et là, j’ai vu son visage se fermer», dit le syndicaliste.

Au bout d’un peu plus d’un an, les salariés de Saint-Quentin sortent dans la rue manifester pour de meilleures conditions de travail. La direction abandonne l’expérimentation, officiellement car le directeur du magasin porteur du projet est nommé dans une autre ville. Eric Lamotte, lui, a définitivement rangé le livre d’Isaac Getz dans sa bibliothèque. «Quel désastre», regrette-t-il. L’auteur, lui, s’en dédouane : «Il n’y avait pas d’entreprise libérée chez Auchan, car cela nécessite trois ans entre la mise en place et la constatation.» Du côté de la direction, on refuse de s’étendre sur le sujet : «C’était il y a quatre ans, ce n’est plus d’actualité. Cette expérience a contribué à la réflexion de l’entreprise sur ses modèles managériaux», assure l’ancien directeur du magasin Johan Plé.

Totalitarisme

Dans chaque entreprise où elle est appliquée, la libération des schémas est largement débattue dedans comme dehors. On leur reproche notamment de vouer un culte presque dogmatique à certains auteurs et travaux. En 2013, c’est un reportage d’Arte, le Bonheur au travail, qui donne envie à certains chefs d’entreprise de s’y mettre. «Quand j’ai vu ce documentaire, je me suis dit :”C’est ce qu’on fait déjà seuls dans notre coin !”» raconte Stéphane Rios. En 2014, Frédéric Laloux développe aussi ce thème dans son ouvrage Vers une nouvelle ère managériale. Ils sont cités sans exception par toutes les personnes interrogées sur le sujet. Pour ceux qui le critiquent, l’incarnation des concepts et la rigueur avec laquelle les règles doivent être appliquées créent paradoxalement une forme de totalitarisme au sein des entreprises. «En gros, c’est marche ou crève. Soit tu appliques ce mode de fonctionnement, soit tu vas voir ailleurs», regrette un ancien salarié d’une entreprise libérée. Il pointe un paradoxe : «On nous parle de bonheur au travail et on nous augmente nos responsabilités…» «C’est un diktat du chef d’entreprise qui décide seul “on fait ça”. Mais les salariés ne sont pas plus heureux, ils ont plus de travail», abonde Vincent Berthelot, conseiller en RH. C’est aussi un entre-soi : les entreprises qui s’en revendiquent font, pour beaucoup, partie d’un même écosystème. Des sociétés récentes, avec de jeunes salariés, maîtrisant parfaitement les nouveaux outils de communication, travaillant autour du numérique, et qui en ont déjà intégré la culture.

«Patron de gauche»

Certains patrons aimeraient voir plus loin. Et si la libération des salariés par les chefs pouvait être un changement profond de modèle économique ? Pour certains partisans, la remise en question de la hiérarchie dans l’entreprise est un «vrai choix politique», dans la ligne de la tendance observée dans l’écologie, par exemple : les changements ne viennent pas des hommes politiques mais des initiatives personnelles.

Pour le fondateur d’une PME française dont l’organisation est inspirée de l’entreprise libérée, ça a été aussi un moyen de s’assumer en tant que «patron de gauche». «Le capitalisme qu’on connaît, c’est du grand n’importe quoi. C’est ma façon à moi d’intervenir sur le monde, de créer une entreprise différente des autres. De prouver que ça marche, c’est un acte presque politique», explique-t-il. Jérémie Fontana, le designer, le décrit aussi : «Ça dénote un changement de modèle plus important, c’est à une autre échelle un changement de société. Avec les gilets jaunes, on le voit bien, c’est un modèle vers lequel beaucoup ont envie de tendre.»

ParGurvan Kristanadjaja

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