Harcèlement sexuel : plusieurs femmes portent plainte contre un journaliste du «Monde»

Published 06/03/2019 in https:2019/03/06/

Harcèlement sexuel : plusieurs femmes portent plainte contre un journaliste du «Monde»
La façade du bâtiment du «Monde» à Paris, en 2013.

Justice

Après avoir reçu des photos de nu d’un journaliste du «Monde», huit femmes du secteur de la communication ont porté plainte ce mercredi pour violence psychologique et harcèlement sexuel. Atteint d’une maladie neurodégénérative, l’homme a été suspendu mi-février par sa direction. Son traitement médical pourrait être la cause de son comportement.

«Je me souviens, j’étais en train de bosser, je bosse souvent très tard de chez moi.» Il est 23h53, le 22 avril 2017, quand Fanny Bouton, qui conseille des marques high-tech dans leur stratégie marketing, reçoit un message sur Facebook. Il est signé d’un journaliste du Monde, avec qui elle n’est pas «amie» mais partage 203 contacts. «Dans le milieu, on se file des tuyaux, des contacts. Et puis c’est un journaliste du Monde, alors je ne me pose pas de questions, je clique.»

Le message contient juste un lien vers Flickr, réseau de partage de photos ou de vidéos en ligne. Elle clique dessus. Apparaissent alors plusieurs photos, en noir et blanc, que Libération a pu consulter. Sur plusieurs d’entre elles, l’homme apparaît intégralement nu. Sur deux clichés, il tient son sexe dans ses mains.

La consultante ne répond pas. Le journaliste lui envoie alors, dans la foulée, un autre message. «Oups, j’ai ripé. Désolé, je suis rouge de honte et de confusion.» Fanny Bouton ne répond toujours pas, fait plusieurs captures d’écran, «au cas où», qu’elle range dans un dossier sur son ordinateur. Puis retourne travailler.

«Dis-moi comment tu me trouves»

Entre avril et décembre 2017, 15 autres femmes, au moins, toutes attachées de presse, ont reçu sur Facebook ce même lien Flickr, avec les mêmes photos. A chaque fois, le journaliste faisait croire à des piratages informatiques, savamment mis en scène, ou à une erreur de destinataire. Ainsi, Margaux (1) a reçu le message suivant : «Hello Karine, j’ai un peu honte mais une promesse est une promesse. Dis-moi comment tu me trouves, et tu auras peut-être le droit d’en voir d’autres. Bises.» Dans cette conversation, que nous avons pu consulter, le journaliste s’excuse ensuite pour l’erreur d’envoi (à Margaux, au lieu de «Karine»), avant d’essayer de s’assurer que la jeune femme avait bien vu ses photos, surtout celles où il apparaît nu.

Fanny et Margaux ne sont pas les seules à avoir été victimes de ces «erreurs d’envoi». Quelque temps plus tard, il contactait Elisabeth (1) : «Marianne, ma jolie Marianne, je ne l’aurais fait pour personne d’autre mais pour toi j’ai cédé. Voici les photos que tu me réclames depuis si longtemps.» Avec le même lien Flickr, les mêmes excuses et les mêmes questions pour savoir si, oui ou non, la victime avait regardé les photos les plus «osées».

Avant Flickr, et dès 2013, le journaliste avait déjà envoyé des photos de lui nu à une autre attachée de presse, via une autre plateforme de photos, Foomeo.

Huit des femmes visées ont déposé plainte ce mercredi, toutes pour violences psychologiques. Quatre d’entre elles ont aussi porté plainte pour harcèlement sexuel. «Ce sont celles qui ont reçu les messages à plusieurs reprises. Le harcèlement nécessite une répétition du comportement, et c’est le cas pour quatre des plaignantes», explique à Libération leur avocate, Me Valentine Rebérioux.

Appel à témoignage

C’est le 12 février, en pleine affaire de la ligue du LOL, que les choses se sont accélérées. A 1h17 du matin, après avoir déjà eu connaissance de deux cas similaires au sien, Fanny Bouton poste le message suivant sur Facebook :

«Hey les filles journalistes et RP [relations publiques, ndlr], avez-vous déjà reçu d’un journaliste du Monde des photos de lui nu ? Soi-disant par erreur via Messenger. On est déjà trois à avoir eu affaire à lui. But, déposer une plainte commune sans lynchage sur les réseaux sociaux et montrer qu’on peut ne pas rester isolée face à ce genre d’individu. On va agir avec civisme.»

Très rapidement, les témoignages affluent. «Le lendemain matin, j’ai 4-5 réponses, et en fin de journée, j’ai déjà une dizaine de personnes qui décrivent toutes la même chose.»

Au lendemain de son appel à témoignages sur Facebook, la consultante reçoit un nouveau message sur Messenger. Il est cette fois-ci signé Jérôme Fenoglio, directeur du Monde, qui prend le sujet au sérieux. Il souhaite échanger avec elle pour en savoir plus sur cette affaire.

Contacté par Libération, Jérôme Fenoglio confirme : «Dès qu’on a eu connaissance de cet appel à témoignage, on a décidé une mise à pied conservatoire du salarié.» Une enquête interne a également été ouverte. Convoqué fin février par sa direction pour un entretien dans le cadre de cette enquête, le journaliste n’a toutefois pas pu se présenter.

Effets secondaires

Atteint d’une maladie neurodégénérative depuis maintenant plusieurs années, il est actuellement hospitalisé et sous traitement médical depuis plusieurs années. Et pour la famille du journaliste, «c’est poussé par l’action de ces substances qu’il a envoyé ces messages inappropriés à plusieurs femmes», selon un mail rédigé par sa compagne et transmis à Libération. L’hypersexualité, ou augmentation importante de la libido, fait en effet partie des effets secondaires possibles du traitement de cette maladie.

Pour autant, la plainte a bien été déposée. A Libération, Valentine Rebérioux explique : «Ce sera à un expert médical de déterminer si ces messages ont été envoyés à cause du traitement reçu par le journaliste. Mais dans le cas où ces messages ne viseraient que des femmes attachées de presse, cela constituerait un effet secondaire très spécifique.»

Cela explique pourquoi l’avocate ou les plaignantes ne souhaitent pas, depuis le début de cette affaire, communiquer sur l’identité du journaliste. «L’idée, ce n’est pas de faire “la ligue du LOL 2”. C’est un cas très différent, un cas isolé, explique l’avocate des huit femmes. Nous voulons que la justice puisse agir en toute sérénité, en dehors de tout lynchage médiatique. Nous voulons aussi protéger le mis en cause et ses proches, tant qu’il n’y aura pas de réponse judiciaire apportée.»

(1) Les prénoms ont été modifiés.

ParRobin Andraca

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