Bare knuckle boxing : la castagne sans prendre de gants

Published 02/05/2019 in Sports

Bare knuckle boxing : la castagne sans prendre de gants
Combat de bare knuckle boxing entre Tadas Ruzga et Lucas Marshall, arbitré par Shaun Smith (à gauche) à Manchester, fin mars.

Reportage

Spectaculaire et violent, ce sport de combat ni légal ni illégal gagne en popularité au Royaume-Uni. A Manchester, «Libération» a rencontré ceux qui montent sur le ring pour s’affronter poings nus.

Une femme dit qu’elle a l’estomac dans la gorge. Devant elle, sur le ring, deux hommes boxent les poings nus. L’un d’eux, un peu gras du bide, vrille en tous sens, dingue contre les cordes. Plus tôt, un type aux louches de gorille avait prévenu : «Ce que tu vas voir ce soir, ça fait facilement cent fois plus mal que la boxe. Prends une droite avec un gant : tu peux encaisser. Mais reçois la même sans gant et tu vas morfler comme jamais.»

A la BEC Arena de Manchester, fin mars, s’est déroulé l’un des principaux événements de bare knuckle boxing (BKB) du Royaume-Uni et on a vu les knock-out s’enchaîner, les visages se fendiller et les poings déguster. Le bare knuckle : littéralement de la boxe à mains nues, ni plus ni moins que l’ancêtre du noble art.

A la tête de la réunion de Manchester, le bougre aux pognes immenses : Shaun Smith, 53 ans, Hollywood aux basques et principal protagoniste de Bare Knuckle Fight Club, série documentaire diffusée sur Netflix (pas en France). Avant de devenir promoteur de l’Ultimate Bare Knuckle Boxing, cet ancien loubard a fricoté avec la pègre de Liverpool. Il traîne d’ailleurs une sale réputation, celle de «plus terrifiant recouvreur de dettes du Royaume-Uni», son activité en sus du BKB. Il faut dire que Shaun Smith a de la gueule, charpenté comme un ogre, avec des bras dont on n’aura jamais fini de faire le tour. Un mastard oui, mais à la mine contrite : des yeux délavés, des pommettes en saillies lui vallonnant la face, une barbiche argentée qui lui sucre le menton et cette voix qui déraille. Il raconte : «Le bare knuckle, ça fait des années que je baigne dedans, bien avant son retour en vogue. Je me battais dans des arrière-cours, dans la rue. En tout, j’ai fait sept combats illégaux, le dernier avec 40 000 livres en jeu [46 000 euros]

«Mon sourcil s’est déchiré»

Plus d’un siècle après la mise en pratique des règles du marquis de Queensberry, qui instituèrent le port de gants en boxe anglaise afin d’éviter que les athlètes ne charpissent leurs mains, marquant ainsi la fin du bare knuckle, voilà que ce sport resurgit. On l’avait peu à peu oublié, perpétué seulement ou presque par des communautés de gens du voyage pour régler des conflits. A l’orée des années 2000, la culture populaire le sublime avec les films Fight Club et Snatch et finit d’imprimer dans l’idéologie fantasmée de l’homme viril le combat à mains nues, c’est-à-dire l’homme à hauteur d’homme, sans artifices, sans protection, la peau comme seule cuirasse et deux poings pour tout arsenal. Un documentaire de Vice en 2014 souffle sur les braises. On y voit des combats dans des caves, où des relents de sueur se mêlent à l’odeur des ballots de paille qui forment un semblant de ring. Depuis, l’engouement ne cesse d’enfler et le sport a gagné les Etats-Unis en juin 2018.

A Warrington, à mi-chemin entre Liverpool et Manchester, quelques jours avant l’événement, des boxeurs se réunissent pour un dernier entraînement au Smithy’s, «le seul club de bare knuckle du Royaume-Uni». Luke Atkin, deux fois champion des mi-lourds, déroule d’une traite : «J’ai commencé la boxe à mains nues il y a trois ans, dans un night-club, limite trou à rat, plein de gangsters. Mes proches me disaient que c’était stupide. Mais je le savais, je le sentais que ça allait devenir populaire.»

Lors des face-à-face, les combattants posent un bandage à la pointe des métacarpiens – ces os juste avant les phalanges -, qu’ils enroulent d’une bandelette, pour épargner des entailles précoces à leurs mains. Une légère entorse au bare knuckle d’antan, qui n’empêche en rien les fractures. «En un round et demi, lors d’une de mes défaites, je me suis cassé les deux orbites, le nez, les deux poignets, des phalanges, une côte, dévide Atkin. Une autre fois, mon sourcil droit s’est déchiré. Je le recollais mais il n’arrêtait pas de tomber dans mon œil, alors l’arbitre a arrêté la rencontre. Quand j’ai gagné ma ceinture, j’ai frappé si fort mon adversaire que je lui ai brisé son avant-bras. J’ai détruit mon poing sur le coup, mais j’ai continué.» Un tempérament qui lui vaut, «sur et en dehors du ring», un surnom : «Loose Cannon» («danger public»). «Pfff… C’est parce que je me bats tout le temps. J’ai fait de la prison, été poignardé huit fois. Je suis une personne sauvage. Si je ne monte pas sur le ring, je sais qu’il y a de grandes chances que je finisse mort ou en taule pour un paquet d’années. Le combat sert ma vie.»

Tadas Ruzga, après sa défaite face à Lucas Marshall. Photo Steve Forrest pour Libération

Au gymnase, l’entraînement se met en branle, c’est un festival de grognements mâles. L’odeur de plastique des tapis perfore les narines. On écoute palpiter le cœur du Smithy’s. Un boxeur tambourine un sac de frappe – une-deux, une-deux. C’est Jay «Bambam» Eggleston, qui porte bien son surnom. Bambam prépare son deuxième face-à-face. La première fois, il a laissé filer la victoire à cause d’une coupure à l’arcade. La castagne, il connaît : Jay s’entraîne «six heures par jour» et tourne à «plus de 25 combats par an en boxe, K-1 [une forme de kick-boxing japonais, ndlr], MMA», et désormais BKB. Le bare knuckle étant «jeune», il attire avant tout des amateurs de toutes sortes de sports de combat. Avec les épaules retranchées et les bras qui ballottent, Bambam a une vraie démarche de bandit. Il dégaine : «Je me lève le matin, ça m’obsède : me battre, me battre, me battre. La meilleure drogue au monde, tu ne peux pas faire mieux. Et dans tout ça, le BKB, c’est le niveau supérieur, la destination finale.»

Os contre os

Certains soutiennent que même des boxeurs professionnels ne s’aventureraient pas là-dedans. «Par manque de couilles, ouais», fusille Eggleston. Il file son tuyau perso : «Un bon petit coup dans la pommette, et l’affaire est entendue.» Smith, qui dirige l’entraînement, ne dit pas plus : «Il faut être prêt mentalement… Un direct et boum, c’est comme si la douleur courait sur ton corps. Je ne veux empêcher personne de faire ce sport, mais il faut savoir qu’une droite peut ruiner ton visage pour la vie.»

On en est là, quinquets sur le qui-vive, le show en vue. Jour de la réunion : une pesée sans que les adversaires ne se toisent, un gaillard qui raconte la fois où il a foiré ses tests médicaux à cause de cinq cafés, un tee-shirt où est inscrit «Je n’ai rien à offrir à part du sang, de la peine, des larmes et de la sueur», un public qui afflue tranquillement (1 400 personnes sont annoncées), onze combats prévus dont un que tout le monde attend : Chris Wheeldon contre Seamus Devlin. Entre les deux, on parle d’une amitié qui a viré à l’aversion après une joute, oui, mais politique, et sur Facebook. La haine électrise leur regard. Wheeldon : un taiseux au crâne comme un kaléidoscope de tatouages. Devlin : un type qui se trimballe partout avec un maillot du Celtic Glasgow.

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Sono, pin-ups, son de cloche. Round 1, deux minutes. Wheeldon fond, Devlin bondit. Dès le premier assaut, on entend ce choc, l’os contre l’os. Le son résonne jusqu’au fond des tympans, sec, presque écœurant. Au début, Devlin renifle le rythme, esquisse quelques attaques. Mais son adversaire tatoué prend l’avantage et lui colle un direct en plein plexus solaire. Il enchaîne, lui laboure le visage, décochant des coups à sonner la cervelle. Une minute de repos. Les traces sillonnent les tronches. La violence des coups à la tête interroge, mais tous les acteurs du BKB sont sereins. Leur argument : le bare knuckle provoque des blessures superficielles, à l’opposé de la boxe, où les gants cachent la rudesse des impacts. Le docteur Uhaid Mushtaq, présent avec son équipe de soigneurs aux abords du ring, renchérit : «Avec des gants, l’état des boxeurs, notamment cérébral, ne se lit pas forcément sur le visage. De plus, les combats durent plus longtemps et on peut taper plus fort sans craindre de se casser les mains.»

A la deuxième reprise, Wheeldon maintient son opposant sous pression. Devlin, groggy de coups, part au tapis, prêt pour la sieste. Il se relève. Ses jambes menacent encore de se dérober mais il résiste, retrouve de la vigueur et bientôt, c’est lui qui mène l’offensive. Du noble art, il ne reste ni l’esquive qui ruse ni la feinte qui désarçonne. Et encore moins cette danse féline, celle du jeu de jambes gracieux qui dérobe et déborde. Ici, on cogne de tout son être et de toute sa chair. C’est cela que vient chercher le public : des combats comme des shots de violence. On entend : «Vas-y Seamus ! Gagne cette putain de guerre !»«Achève-le, Chris !»

Quand vient le troisième et dernier round, les deux gladiateurs halètent bruyamment. Wheeldon gère, il sait qu’à ce tempo, il a combat gagné. Delvin, lui, jette ses dernières forces, mais son swing fend l’air. Les deux rustres se ruent de nouveau l’un sur l’autre. Cette fois-ci, ils s’agrippent, se tapotent l’épaule et se susurrent des mots à l’oreille. Une rivalité de soldée.

Chris Wheeldon, après sa victoire contre Seamus Devlin. Photo Steve Forrest pour Libération

Une question reste en suspens : est-ce bien légal, tout cela ? Le BKB navigue «en zone grise, admet Shaun Smith. Nous avons bien sûr des assurances, une autorisation de la police… mais pas de licence. Tout simplement parce qu’il n’en existe pas. Pour l’instant, et pour une durée encore indéterminée, le BKB n’est pas légal, mais pas illégal non plus».

En attendant, la réunion est finie. Bambam, lui, ramène son sourire de vainqueur. Il a troqué son short vert pétard pour un costume caca d’oie. Avec sa grosse chaîne en diamants, le flambeur troue la nuit. Il pointe son doigt et la lueur de ses yeux est toujours aussi fauve : «Un seul coup pour sa pommette, je te l’avais dit putain ! C’est pas vrai ? Dis-le merde, dis-le que c’est vrai !»

ParRomain Boulho, Envoyé spécial à Manchester, Photos Steve Forrest

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