Afro-cubain de jouvence

Published 25/04/2019 in Musique

Afro-cubain de jouvence
Boncana Maïga (à gauche), seul membre encore vivant des Maravillas du Mali, et Jospinto, chanteur béninois qui participe à la reformation du groupe, posant devant le ministère d’Intérieur, à Cuba.

Musique

La reformation des Maravillas de Mali, mythique groupe des années 60 à Bamako, avec des musiciens cubains autour de Boncana Maïga illustre à merveille les liens musicaux, rythmiques et politiques entre l’Afrique de l’Ouest et l’île qui fête cette année les 60 ans de sa révolution.

Boogaloo sera Mali : cinquante ans après, cette chanson au titre explicite fait de nouveau guincher les endimanchés venus célébrer les retrouvailles avec les Maravillas du Mali, orchestre phare des années 60. Nous sommes le 21 juin 2018, à Bamako. Le maestro Boncana Maïga, unique survivant de l’aventure, a tenu à organiser un concert à l’hôtel de l’Amitié, devant un public trié sur le volet, dont l’ambassadeur de Cuba, deux ministres du Mali, et même l’ancien président Dioncounda Traoré.

Aux côtés du Malien septuagénaire, un combo de Cubains revisite le répertoire composé voici un demi-siècle : Africa Mia, Radio Mali et bien entendu Rendez-vous chez Fatimata, le refrain qui fit danser une bonne partie de l’Afrique de l’Ouest. Le parterre d’invités se lève pour communier dans des pas de deux, plutôt collé-serré, boubous colorés comme costumes sombres, tous tirés à quatre épingles. Ce soir, tous fêtent les épousailles entre deux univers musicaux qui ont beaucoup conversé par le passé.

«Quand sont apparus les Maravillas, un orchestre capable de jouer dans la forme classique cubaine qu’est une charanga, c’était extraordinaire pour nous. On avait déjà une culture afro-cubaine en Afrique, comme la rumba congolaise dans les années 50, comme la pachanga au début des années 60, mais une charanga, il n’y en avait jamais eu !» expliquera le lendemain le Sénégalais Daniel Cuxac, un cigare entre les lèvres. L’homme, qui décédera quelques mois plus tard, en décembre, était venu tout spécialement pour ce concert événement qui lui rappelait la belle époque post-coloniale : il fut l’un des premiers promoteurs de la musique afro-cubaine au Sénégal puis à Abidjan. «Et Dieu que ça marchait !»

«Après s’être débarrassé de la tutelle des Etats-Unis, les Cubains ont pu mettre en place de vraies relations avec l’Afrique. On s’est retrouvés embarqués dans cette histoire à travers la coopération culturelle. A Cuba, il y avait des Congolais, des Guinéens, et puis des Angolais, des Mozambicains…», résume Boncana Maïga. En 1964, le futur flûtiste atterrit avec neuf autres jeunes Maliens pour apprendre «sérieusement» la musique. Trois ans plus tard, ils enregistrèrent un disque dans les studios Egrem, dont une poignée de 45-tours feront le bonheur des dancings d’Afrique de l’Ouest. Pour être tragique – le groupe sera dissous suite au coup d’Etat qui renversa le premier Président malien, le socialiste Modibo Keita -, leur histoire reste emblématique des rapports qu’entretinrent alors Cuba et le continent. Rapports mis à l’honneur le 4 et 5 mai lors d’un week-end Cuba-Africa à la Philharmonie de Paris.

Source intarissable

«Mon père était fan de salsa et d’afro-cubain. C’est avec lui que j’ai tout appris. Dans les années 70, lorsque le Bénin s’est orienté dans la voie du marxisme-léninisme, la mode s’est encore plus développée. C’était le son du pays : l’orchestre de la gendarmerie, Black Santiago, le Poly-Rythmo, tous s’étaient convertis. Certains bénéficiaient d’échanges culturels. C’est comme ça que Gnonnas Pedro est venu chanter à La Havane !» se souvient le Béninois Jospinto, chanteur recruté pour cette réinterprétation des Maravillas de Mali. Surnommé «le Quartier latin de l’Afrique» et connu pour être le sanctuaire du vaudou, le Bénin n’était pas la seule place-forte du genre. Le quasi quinquagénaire Baobab Orchestra fit ainsi les chaudes nuits de Dakar des années 70. Nombreux puisèrent à cette source intarissable de musique : le Gambien Labah Sosseh comme le Burkinabé Amadou Balaké, le Bembeya Jazz comme les Bantous de la Capitale… ou encore le Super Mama Djombo de Guinée-Bissau, qui eu pour leader l’ex-maquisard Atchutchi, et participa ainsi au Festival mondial de la jeunesse qui se déroula à La Havane en 1978. Tous au diapason de cette petite île dont il se murmure qu’elle serait le plus grand conservatoire de rythmes africains.

Les Maravillas du Mali version 2.0 lors d’un festival à La Havane, en janvier. Photo Eliana Aponte pour Libération

Ray Lema, qui n’a mis les pieds que voici quatre ans à Cuba, se dit sidéré par la densité musicale du pays : «Lors de la guerre d’Angola, Cuba a envoyé des soldats, mais aussi des musicologues qui ont inventorié les musiques sur le terrain. Je l’ai constaté en visitant les archives de la Casa de Las Americas de La Havane, où ils ont recensé beaucoup de rythmes venant du Congo. Les parentés sont partout : il n’est pas anodin que la philosophie rythmique au Congo telle que je l’ai étudiée soit une juxtaposition de clave, c’est-à-dire une séquence rythmique. Ce mot cubain, nous l’utilisons tous !» Le pianiste congolais compte mettre en place un jumelage entre les conservatoires de La Havane et de Kinshasa, parce que «les Congolais ont beaucoup à apprendre des Cubains !»

Ponts diplomatiques

La politique de coopération et de formation des Cubains, bien connue en matière sanitaire et militaire, eut aussi un volet artistique. De nombreux musiciens cubains furent missionnés et il n’était guère difficile d’évangéliser des pays «naturellement» connectés. Car, pour paraphraser un album du joueur de kora Toumani Diabaté enregistré en 2009 avec des Cubains, ce tropisme «afro-cubiste» repose sur une «entente objective», comme dit Rafael Lay Junior. A la tête de l’Orquesta Aragon depuis le décès de son père en 1982, ce violoniste cubain joue depuis des dizaines d’années sur le continent. «La première fois que nous avons joué au Sénégal et au Burkina Faso, tout le monde connaissait chacun des membres de l’Aragon. Beaucoup étaient venus avec des disques à faire signer. Impressionnant !» L’Aragon, c’est une institution à Cuba, et bien au-delà. Cette charanga qui inspira Las Maravillas de Mali, fut vite une référence en Afrique, tout comme Enrique Jorrin, le créateur du cha-cha-cha, fut sujet de reprises dès les années 50. Il n’est pas le seul : El Manisero, un des morceaux typiques du répertoire habanero, aura été mis à toutes les sauces par les adeptes d’afro-cubain – ne pas dire salsa, un mot-valise qui désigne une tout autre réalité.

Si ce rapprochement transatlantique précède l’arrivée de Fidel Castro, ce dernier aura usé de cette corde sensible, afin de renforcer les ponts diplomatiques. Rafael Lay Junior se souvient que la première fois en Afrique, ce fut en 1971 dans la Guinée de Sékou Touré, lors d’une tournée de Castro sur le continent : «Il y avait une porosité entre les politiques de nos deux pays. Il s’agissait d’utiliser la culture comme affirmation d’une identité, comme vecteur d’une émancipation.» A l’heure de fêter son 80e anniversaire, l’Aragon prévoit de passer au Mali, au Sénégal, au Cameroun, au Congo… Les Cubains y sont toujours reçus avec les égards que l’on doit à des pas si lointains cousins d’Amérique. «Notre histoire commune remonte au commerce de l’esclavage. Tu n’as qu’à écouter la musique pour l’entendre», explique Jospinto qui, avant de prendre le micro dans la version 2.0 des Maravillas, s’illustra au sein d’Africando. Pensé par Boncana Maïga et le producteur Ibrahima Sylla, ce gumbo panafricain en mode latino fit lui aussi son effet à Cuba. L’Aragon a même repris un de ses tubes, Yaye Boy. En la matière, les échanges sont dans les deux sens.

Les tambours comme les chants de la santeria, l’un des rites syncrétiques qui caractérisent Cuba, invoquent ce lien fertile entretenu par la diaspora. Ce dont parle encore le projet Jazz Batá du pianiste Chucho Valdès, dont l’orchestre Irakere – «jungle» en yoruba – a fécondé son imaginaire latin jazz de références aux incantations mystiques conservées malgré la déportation, malgré les catholiques bien-pensants. Malgré aussi l’orthodoxie castriste, qui tout en valorisant la part noire de l’histoire cubaine, ne voyait pas d’un bon œil ces appels aux forces spirituelles.

«Toute la formation, c’était classique. A la russe. Pas de tambours, pas de populaire. A l’époque, la santeria était plutôt pratiquée en secret, au sein des familles. Les gens ont tendance à oublier : il y a eu une politique de blanchiment au début de la révolution. Mais tu ne peux pas cacher longtemps la réalité : nous venons de là, des tambours bata, et tout ça est peu à peu ressorti», relativise le contrebassiste Felipe Cabrera, pur produit de l’école cubaine. Ce diplômé de basson à l’Institut supérieur des arts estime que c’est en s’installant à Paris, voici une vingtaine d’années, qu’il s’est vraiment connecté à l’Afrique.

Connexion vivace

Alors que la révolution fête ses 60 ans, cette part noire ressurgit de plus belle dans les rues de La Havane. «Un soir, je me baladais, j’ai été attiré par le son d’un tambour : j’ai reconnu le son d’un rythme de chez moi. Je suis monté à l’étage d’un immeuble, au milieu d’une cérémonie privée. Ils m’ont confirmé qu’ils jouaient un rythme Congo. C’est quand même émouvant de vivre ça», reprend Ray Lema. En 2019, la rumba est partout à Cuba : ses rythmiques s’immiscent aussi bien sur les pistes électroniques qu’elles se déclinent en collectif, avec Osain del Monte, comme au singulier, avec Dayme Arocena. Même Cimafunk, la nouvelle star de l’afro-cubain, s’en inspire. Pour son nouvel album en hommage à la divine Célia Cruz, la Béninoise Angélique Kidjo emprunte les mots de Quimbara. Entre les deux rives, la connexion demeure vivace. «Africa-Cuba !» Le slogan fait se lever le public du théâtre Mella, venu ce 18 janvier saluer le retour – à la case départ – de Boncana Maïga. Le dernier des Maravillas joue pour la première fois officiellement avec cette formule à La Havane. Une fois encore, tout cela se terminera par quelques pas chaloupés. Plusieurs ambassadeurs de pays d’Afrique de l’Ouest ont fait le déplacement, dont le Malien Abdoul Kader Touré, qui connaît toute cette histoire. «Vous savez, les Cubains n’ont jamais oublié leurs racines, et nous aurons toujours une place à part ici.»

ParJacques Denis Envoyé spécial à Bamako et à Cuba. Photos Eliana Aponte

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