Vampire Weekend, toujours plus mordant

Published 05/05/2019 in Musique

Vampire Weekend, toujours plus mordant
Ezra Koenig, chanteur et songwriter de Vampire Weekend.

Musique

Avec «Father of the Bride», Ezra Koenig, leader du groupe indie rock américain, fuit définitivement le mainstream et campe sur ses choix musicaux.

Dans Father of the Bride, son quatrième album depuis 2006, le groupe américain Vampire Weekend fait tout ce qui ne se fait plus. Il chouine des larmes d’homme blanc. Il ricane constamment, en usant de références à la poésie latine ou à la Kabbale. Il s’approprie des chants mélanésiens, l’ambient japonais du géant Haruomi Hosono ou la guitare du Sierra-Léonais S. E. Rogie. Il invite à s’épancher Steve Lacy, petit génie du groupe The Internet, mais ne fait pas du r’n’b. A l’heure où Gucci Mane collabore avec Solange et se dit féministe dans les interviews, on se piquerait presque de l’outrecuidance d’Ezra Koenig, chanteur, leader et songwriter du groupe, de continuer à chanter ses turpitudes et son mauvais esprit comme si le monde n’avait pas changé. Pire, ce juif bien élevé entre l’Upper West Side et le New Jersey se paye le luxe de détourner le titre d’un article très politique dont son groupe était le sujet («Why «indie» music is so unbearably white», paru en 2015 dans The New Republic) pour chanter les sommets enneigés et les derniers jours d’une relation amoureuse – en apparence – tout ce qu’il y a de plus déconnecté.

Inspiré par le Père de la mariée, comédie taillée pour Steve Martin dont on aura peine à dire guère plus sinon qu’elle est d’un autre temps insupportablement insouciant (les années 90), Father of the Bride prolonge surtout l’œuvre d’un groupe devenu «phénomène» avec une chanson qui rêvait à la musique d’Afrique de l’Ouest à son âge d’or depuis une villa cossue de Nouvelle-Angleterre (Cape Cod Kwassa Kwassa), comme s’il était toujours roi de l’indie rock. Or, plus personne aux Etats-Unis n’oserait mettre du highlife du Ghana ou du mbaqanga d’Afrique du Sud dans ses chansons, et l’indie rock est redevenu ce qu’il avait été avant son improbable avènement majoritaire des années 2000, un courant alternatif.

 Pertinent

Interrogé au téléphone depuis Los Angeles, où il a élu domicile, entre autres raisons pour échapper à la pluie, Ezra Koenig avoue s’être beaucoup posé la question de sa pertinence. «Si le genre dans lequel tu t’es épanoui comme artiste perd en légitimité, est-ce que tu deviens toi-même moins légitime en tant qu’artiste ? Travailler sur Father of the Bride m’a permis de répondre en rebondissant. Mon tempérament me porterait plutôt à prendre le parti de l’inutilité de notre musique et à en rire plutôt qu’à la défendre bec et ongles. A remarquer, en tant que New-Yorkais, que le mot «pertinent» équivaut souvent à la définition qu’en donne un petit groupe de branchés New-Yorkais.»

L’album Father of the Bride est-il un disque inutile ? Pertinent ? La musique a-t-elle seulement à être l’un ou l’autre ? L’écoute prolongée de ses 18 chansons intensément polies et travaillées, bourrées de créations soniques très variées, confirme plusieurs choses, dont un attachement de Koenig à l’art de la chanson toujours aussi profond, un amour intact pour la musique africaine et un déportement sensible vers le mainstream le plus baraqué. Vampire Weekend s’inscrit ainsi dans une tendance lourde qui a consacré, dans les médias les plus exigeants, des figures aussi violemment fades que Kacey Musgraves ou Haim – dont la chanteuse «à voix» Danielle Haim s’entend lourdement dans les duos Hold You Now , Married in a Gold Rush et We Belong Together. Instinct de survie ? Koenig n’est pas d’accord. «Vampire Week­end n’a jamais été un groupe main­stream. Nous avons profité du hiatus passionnant entre Napster et Spotify, quand certains se sont demandé si l’indie rock était la nouvelle pop. Mais l’empire contre-attaque toujours. Nous avons terminé notre phase de croissance et malgré le respect que j’ai pour la pop main­stream, je dois avouer être heureux de dire que nous n’en faisons pas partie.»

Constatons effectivement que Father of the Bride pique trop, et par trop de biais, pour qu’on le ­confonde avec un disque de Taylor Swift. Ne serait-ce que pour l’obstination d’Ezra Koenig à être complètement lui-même – un dessein dans lequel beaucoup risquent de voir plus qu’un caprice, une provocation. L’appropriation culturelle ? «Chaque jour, la pop vole les toutes dernières tendances du rap sans jamais reverser un centime à personne. Pour une raison que j’ignore, ça n’a jamais été un sujet dans le journalisme musical.» L’ironie qui cingle ? «Sur les réseaux sociaux, les musiciens et les critiques font tous la même chose : de la critique culturelle. La frontière n’existe plus entre la musique comme produit et l’analyse. Ma musique aussi est de l’analyse.» Les privilèges qu’il y a à être riche, blanc et célèbre dans l’Amérique contemporaine ? «La plupart des artistes qui sont jugés courageux dans leurs choix sont ceux qui ont connu le succès et dont les œuvres les plus audacieuses sont des écarts plutôt que la norme. Mais les plus courageux ne sont-ils pas plutôt ceux qui font des œuvres audacieuses toute leur carrière sans jamais toucher des doigts le succès ?»

 Lucide

Œuvre née dans un endroit favorisé du monde et de la société et qui ne le sait que trop, Father of the Bride recèle des vues perçantes sur mille choses enchevêtrées, dont le spleen du votant ­démocrate, la fatalité de l’érosion des sentiments dans un couple, l’adultère, l’apocalypse à venir, la perte des repères. Ne pas se fier au «dessin rigolo de la Terre» sur la pochette : Father of the Bride est un disque hautement ambigu, lucide et polysémique.

Un disque trop vaste et ambivalent, sans doute, pour les commentaires à chaud sur Twitter mais pas pour notre époque, on l’espère – après tout, personne ne s’est résolu à enterrer définitivement Kanye West malgré ses frasques et sa casquette MAGA. «Qui est-ce que j’admire ? Quelles œuvres d’art ? Celles qui manipulent à la fois la lumière et les ténèbres. C’est notre disque le plus intense et le plus léger. On dit que nous vivons dans un monde simple, qui a du mal à voir de la joie dans la tristesse, et inversement. Mais on peut toujours avoir les gens par le jeu des contrastes. Un contraste, ça peut être spectaculaire. il ne faut jamais l’oublier.» 

ParOlivier Lamm

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