Brad Mehldau, le saut de l’archange

Published 12/05/2019 in Musique

Brad Mehldau, le saut de l’archange
Brad Mehldau a trouvé l’inspiration en lisant la Bible.

Critique

Cinq ans après «Taming the Dragon», conçu en duo, le pianiste retrouve le batteur Mark Guiliana sur «Finding Gabriel», un album mystique de jazz introspectif.

S’il se montre avare d’interviews, Brad Mehldau n’en reste pas pour autant muet. Le pianiste enchaîne avec constance les disques, tout comme il privilégie les formations restreintes. Grosso modo, de l’art du trio, le format dans lequel il imposa sa classe, aux bonnes manières du solo, une formule sur laquelle cet adorateur de Bach (et de Brahms) démontre toute l’étendue de sa maîtrise du clavier bien tempéré. Entre les deux, il y aura eu aussi plus d’un duo, et autant de variations autour d’une gamme de sentiments dominés par lumineuse noirceur du sehnsucht.

Subliminal

Dans cette palette post-romantique, le dialogue qui l’associait en 2014 avec le batteur Mark Guiliana, connu pour être versé dans les roulements de mécaniques plus que dans les grâces gymnopédiques, avait de quoi surprendre. Et, surprise, Taming the Dragon, conversion tardive du pianiste aux claviers électriques (vintage, tout de même) sous la forme d’une hydre bicéphale (Mehliana, contraction de leurs patronymes) parvint à convaincre, sans révolutionner quoi que ce soit.

Cinq ans plus tard, ayant terrassé le dragon «électrique», Mehldau poursuit l’histoire en invoquant cette fois l’archange Gabriel. Inutile d’être grand clerc pour y lire un «divin» message subliminal qu’envoie ce mystique assumé à l’heure où l’effondrement chaotique guette ici-bas. Il confie d’ailleurs que tout cela est né d’une lecture de la Bible, l’interrogeant sur l’actuelle condition humaine, cette «triste solitude qui vient contredire la connectivité supposée». Sentiments mitigés à l’heure du grand partage en réseau, pour celui qui fait références à des textes sacrés mais cite aussi l’hérétique Léo Ferré, «le roi de la noble solitude», selon Mehldau. Tel est le climat général, plus sombre qu’il n’y paraît en couverture, pas non plus crépusculaire, de ce disque qui à plus d’un endroit rappellera les percées de Weather Report, d’autres jazzmen (Joe Zawinul et Wayne Shorter) qui prenaient le pouls des effusions du monde postmoderne quand lui naissait.

D’ailleurs, si le pianiste s’épanche sur trois thèmes en solo démultiplié (un assemblage de pistes où il touche à tout type de claviers, donne de la voix et tâte de la batterie aussi…), il choisit la plupart du temps d’être entouré pour cette introspection qui repose sur les mêmes fondamentaux que Taming the Dragon. Une clarté émotionnelle, de simples lignes tracées par un musicien mu depuis toujours par la grâce mélodique, une assise «pop» augmentée de bien des subtilités harmoniques, et en contrepoint les rythmiques plus ou moins «basiques» de Mark Guiliana.

Convives

A partir de ce pôle nucléaire, qui fournit le pouls magnétique du disque, Brad Mehldau choisit d’ajouter de nombreuses couches, mixées avec doigté par John Davis : trois voix qui forment comme un chœur aux limites de l’évanescence, de nombreux convives (des cordes ici, des cuivres aussi, et même Ambrose Akinmusire pour deux solos)… Tant et si bien que l’ensemble prend plus d’une fois des faux airs d’un véritable orchestre. Plus qu’un ultime paradoxe chez cet adepte de l’intime, on lira là un pieux vœu : on s’en sortira malgré tout, tous ensemble. En attendant que la prédiction se réalise, ou pas (c’est notre choix, et non le destin), il n’est pas tout à fait vain d’écouter ce message.

Brad Mehldau Finding Gabriel (Nonesuch/Warner).

ParJacques Denis

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