Alain Cavalier, le cœur entre deux cierges

Published 04/06/2019 in Cinéma

Alain Cavalier, le cœur entre deux cierges
Les objets du quotidien filmés en gros plans apparaissent comme les dérisoires restes de la mort.

Critique

De son projet d’adapter un roman d’Emmanuèle Bernheim, interrompu par le décès de l’auteure, le cinéaste tire un film bouleversant et empreint d’inquiétude.

Ce beau titre, Etre vivant et le savoir, pourrait constituer la définition la plus minimale du travail de cinéaste auquel aspire Alain Cavalier depuis la Rencontre (1996), lorsqu’il est devenu un «filmeur» solitaire, abandonnant scénarios, acteurs, studios, au profit de petites caméras qui sont comme le prolongement le plus direct de son regard : filmer pour mieux se savoir vivant. Se tenir au plus près de son existence et de ce qui la constitue fondamentalement – visages, mains, objets, gestes et visions quotidiennes, minuscules épiphanies. Ce savoir s’accompagne inévitablement de la conscience d’être en sursis là où la mort travaille partout en silence. Alors qu’il en découle souvent chez Cavalier une forme de béatitude face à ce qui persiste à exister dans la matière ou la mémoire, son dernier film est traversé par une inquiétude nouvelle et porté par un regard moins apaisé. C’est qu’ici, il regarde plus que jamais du côté de la mort – il l’observe gagner du terrain.

Doigts tremblants. Etre vivant et le savoir commence par l’évocation d’une amie d’adolescence d’Alain Cavalier, Anne, à qui il a rendu visite juste avant son suicide assisté en Suisse. D’elle, nous ne verrons que le visage jeune, très beau, sur une petite photo en noir et blanc tenue entre les doigts légèrement tremblants du cinéaste. Ce début mène au projet inachevé dont ce film porte le deuil : une libre adaptation de Tout s’est bien passé d’Emmanuèle Bernheim, où cette dernière raconte le suicide assisté de son père, devenu hémiplégique après un AVC. L’écrivaine aurait joué son propre rôle et Cavalier celui de son père. Il a filmé leurs rendez-vous préparatoires, mais le cancer de Bernheim a repoussé le projet, avant de l’interrompre par la mort. Entre-temps, attendre ce film fut pour eux une façon de se savoir vivants. Aujourd’hui, il demeure comme une promesse amicale tendue au-dessus de la mort.

Dans Irène (2009), Cavalier montrait la manière dont le souvenir d’une morte – sa femme, Irène Tunc – hantait, des décennies plus tard, son présent, des objets, des lieux, des lumières, des formes. Ici, la mort ne circule pas seulement par la mémoire, elle semble menacer ou affecter tout ce qu’il filme. Dans ces très gros plans qu’il affectionne tant, il ne s’agit plus seulement de voir comment une vie, ou même l’univers entier, peut soudain se concentrer en une minuscule parcelle du monde – par exemple, le cosmos perçu dans un simple carreau de salle de bains -, mais aussi d’y déceler le contraire : le néant.

Résistance. Plus que jamais, ces choses filmées de très près nous apparaissent comme des vanités, comme les dérisoires restes de la mort. Ici, le cinéaste ne se contente pas de s’émerveiller de peu, comme il l’a parfois fait ailleurs, à la fois admirablement et un peu trop religieusement (le Paradis) – sa capacité à chercher la vie dans le moindre détail, et jusque dans la putréfaction d’une courge, devient une forme de résistance à l’inexorable. Très émouvante, parce que perdue d’avance, sauf pour cette chose bricolée que l’on appelle un film, qui peut alors devenir une forme de cimetière, d’autel des morts.

Se savoir vivant c’est, par exemple, pouvoir jouer dans un même plan sa propre agonie puis sa résurrection. Pour Cavalier, ce mouvement perpétuel entre la vie et la mort se confond avec la pratique même du cinéma, qui consiste ici à arracher un film de l’impossibilité d’un autre film. A un moment, il évoque sa colère intérieure lorsque, durant un débat en salle, un spectateur lui a dit que le cinéma avait déjà tout fait, que tout avait déjà été filmé. On comprend qu’il soit pour Cavalier intolérable d’entendre une telle chose, puisque son cinéma consiste justement à montrer que tout vaut la peine d’être filmé, c’est-à-dire sauvé de la disparition, qu’il n’y a rien de plus précieux, et peut-être même, au cœur du chagrin, de plus joyeux.

ParMarcos Uzal

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