Ce que le cinéma doit à Agustina Bessa-Luís

Published 04/06/2019 in Cinéma

Ce que le cinéma doit à Agustina Bessa-Luís

Disparition

Les écrits et la vie de l’immense écrivaine portugaise, morte lundi à 96 ans, avaient aussi nourri des films, et surtout plusieurs chefs-d’œuvre de Manoel de Oliveira, tels «Francisca» ou «Val Abraham».

Hélas, il n’existe pas de mauvais prétexte pour reparler du cinéma de Manoel de Oliveira. D’Agustina Bessa-Luís on ne saurait rien, cinéphiles oublieux sans autre culture que la mémoire des films, si son destin de femme de lettres portugaise célébrée, en son pays et partout ailleurs, couverte de lauriers dont le superlativement honorable Prix Camões, n’avait croisé celui du cinéaste qu’elle n’était plus très loin de rejoindre, presque centenaire, dans la course à la longévité : Oliveira disparu en 2015 à 106 ans sans avoir jamais cessé de filmer, Bessa-Luís morte lundi 3 juin à Porto à l’âge de 96 ans, s’était retirée depuis une quinzaine d’années de la vie artistique (on aimerait voir d’ailleurs le court-métrage auquel elle contribua en 2005, A Conquista de Faro de Rita Azevedo Gomes).

Malice redoutable

Huit films en commun, courant sur trois décennies d’un voisinage lui beaucoup plus long et plus secret, presque occulte : la jeune cousine dont la mort prématurée hanta toute sa vie Oliveira, fantôme dont il fit tard l’Etrange Affaire Angelica, avait été aussi une proche amie et voisine de Bessa-Luís. Laquelle avait découvert pour la première fois Oliveira sur sa photo de mariage – elle l’avait trouvé très beau. Huit œuvres diversement travaillées par l’un, par l’autre. Parfois Oliveira se «contenta» de porter à l’écran un roman de Bessa-Luís, comme Francisca (1981), d’après Fanny Owen, ou comme le diptyque insensé et génial le Principe de l’incertitude/le Miroir magique (2002 puis 2005) – parfois Bessa-Luís écrivit exhaustivement les dialogues – PartyVisite ou Mémoires et Confessions. Et une fois, pour l’une des plus évidentes splendeurs que le cinéma ait jamais portées, Val Abraham, il s’est agi d’une commande du cinéaste à l’écrivaine de donner une version nouvelle, indirecte et moderne, au Madame Bovary de Flaubert qu’il tenait à adapter – le projet concomitant de Chabrol lui fit faire cette pirouette d’en «adapter l’adaptation». Comme souvent chez lui du reste, cette mise en abyme, façon palimpseste ou De Vinci méthode, ce goût d’ajouter une couche à une autre couche et ainsi de suite, une patine à une patine, de la littérature au littéraire et des mots aux paroles, jusqu’à ce qu’un effet de vague, de flou et de brillant, d’intensité trop grande, fasse craquer l’aspect de prime abord livresque, académique et corseté, le démantibule, le disloque.

Dans la relation tempétueuse qui unit ces deux créateurs orgueilleux et habités, Oliveira s’est appuyé grandement sur l’arborescence rigoureuse de l’auteure érudite (lui pour qui le scénario était l’occasion de percer mille trous, comme un tamis transpercé de lumières, de regards en face, de postures et de paroles), s’est inspiré de sa malice redoutable, de son esprit d’ironie souveraine. Le dialogue que ces deux-là menèrent, qu’on imagine volontiers intelligent et impénétrable, ou bien pénétrant et interminable, furieusement dialectique, aura eu cette cohérence creusée et persévérante fondée sur une logique du sens poussée à saturation : jusqu’à l’absurde et la défaite (de la parole). A force de pousser le sens à son maximum et de vouloir en embrasser le grand horizon métaphysique, toute la multitude, le risque est de crouler à tout moment dans le rien, dans l’insignifiance. Grand cinéaste de la vanité, les films d’Oliveira adaptés ou flanqués des mots de Bessa-Luís en reflétèrent la tragédie, ridicule et belle, le romanesque de salons et de solitude, d’êtres en attente de grâce et de révélation, d’amour – qui ne vient jamais que sous la forme d’une frustration éternelle, d’une sorte de damnation. L’écriture de Bessa-Luís au cinéma témoigna toujours de cette tentation du précipice.

Quintessence romanesque

La parole est chez Oliveira plus qu’un élément naturel et plus qu’un thème, plus même qu’un personnage à part entière – mais la matière à la fois très concrète (les mots) et insaisissable (le sens) à partir de laquelle se façonne la mise en scène, comme terre glaise. La parole et sa forme, ses canons et ses normes, son étiquette, qu’il ne resterait donc plus au cinéma qu’à déformer, triturer, jusqu’à lui faire «rendre gorge». Cela dit à peu près l’expérience de la collaboration un peu folle et très brillante entre Bessa-Luís et Oliveira. Lui trouva avec elle de quoi parachever cette inclination pour les «contes discrets de la bourgeoisie», une boussole et même le Nord, aiguillonné par ce dialogue infini, par la fiction rêveuse et charpentée à la fois, par le tragique et l’ironie profonde du sens de la vie, de l’amour, de Dieu, d’un rang à tenir, des classes sociales. De Francisca au Miroir magique, en passant par les splendeurs absolues de Val Abraham et du Principe de l’incertitude, ou par les divagations en volutes et arabesques du Couvent, d’Inquiétude, de Party, la quintessence romanesque, féminine, amoureuse et sensuelle d’Oliveira est contenue là. L’adaptation semble être le mot de passe entre la femme de lettres et l’homme de cinéma, création de lente approche oblique perpétuelle. Un même goût pour les intérieurs capiteux, la nature, et les scintillements des miroirs, les reflets de l’eau, pour la splendeur de l’indirect. Pour le mystère non révélé et les énigmes sans clé. Le livre le plus réputé d’Agustina Bessa-Luís ne s’intitule pas par hasard la Sibylle. En 2003, elle confiait à la revue Letras de Cine : «Nous traversons nos vies très bavards à propos de choses insignifiantes et très silencieux sur ce qui nous fait peur.» Fort caractère telle qu’apparue dans une séquence attablée de Porto de mon enfance, elle fut aussi têtue que lui.

ParCamille Nevers

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