Séries et préjugés

Published 30/06/2019 in https:2019/06/30/

Séries et préjugés
Laverne Cox dans «Orange is the new black»

Tribune

Qualité d’écriture, richesse des personnages, déploiement d’une psychologie… Les séries ne cessent de prouver leur potentiel narratif et politique.

Tribune. Les séries sont-elles vraiment ces cages douillettes, cette drogue percolée au filtre de la modernité américaine que décrivait l’historien Johann Chapoutot il y a quelques semaines dans ces pages [lire sa chronique «le “soft power” des séries télé», Libération du 13 juin]. Certaines de ses critiques sont évidemment justes : oui, de nombreuses séries brillent par leur manque d’originalité et leur conformisme. Oui, Netflix et l’ensemble des autres plateformes de streaming se basent à l’envi sur les données de leurs utilisateurs pour leur proposer – entre autres – des produits de consommation courante, faciles à ingérer, pas trop exigeants. Mais parler aujourd’hui des séries comme d’un tout homogène, pour mieux rejeter ce qui est devenu un mode de création central dans nos pratiques culturelles, c’est faire peu de justice à un médium qui ne cesse de prouver son potentiel narratif, plastique et politique.

Films et séries imposeraient leurs stéréotypes ? On a du mal à les trouver chez les femmes détenues d’Orange Is the New Black, série qui offre un nuancier inégalé de portraits féminins, abordant avec eux toutes les questions – race, orientation sexuelle, rapports sociaux – que peut se poser une femme aujourd’hui. On ne les trouve pas plus dans Atlanta, sur le quotidien d’un rappeur noir et de son entourage. Ces exemples sont récents, mais dès les Soprano, en 1999, David Chase avait tué l’exempla de l’American Hero. Dans quelle case (ou cage) ranger le mafioso dépressif, ultra-violent, amoureux de sa thérapeute ? Qualité d’écriture, richesse des personnages, déploiement d’une psychologie sur une narration au long cours : déjà, la série montrait le potentiel de son format, abondamment exploité depuis.

Les séries produiraient des citoyens conformes à un ordre social et économique, écrivait Johann Chapoutot. Il faut pourtant jeter un œil à Mr. Robot, son discours anticapitaliste radical, centré sur un héros profondément perturbé, associable, paranoïaque, qui s’acharne contre E-Corp, métaphore des Gafam et des banques systémiques. Ou se laisser porter par Mad Men, qui déconstruit en sept saisons les fondations de la société de consommation américaine. Ici, pas de «famille où règnent couleurs pastel et câlins démonstratifs», mais un homme déchiré par ses mensonges, ses contradictions, et finalement haï par ses proches. Si vous préférez rire, allez voir Rick et Morty, et ce que Dan Harmon fait du père de famille américain (déjà bien abîmé par Homer Simpson). Faut-il encore parler de Breaking Bad et de la complexité de Walter White, qui n’a rien à envier aux plus grands personnages de romans, écrasé justement par cet ordre social et économique ?

Les séries ne sont pas plus un autel à la gloire de l’individu au mépris de la cité. On ne fera pas l’affront de citer Game of Thrones, et les innombrables personnages sacrifiés au nom du bien commun. Cherchons d’autres exemples plus subtils, et relevons que les meilleures séries ne cessent de ridiculiser l’individualisme forcené. Bojack Horseman (un cheval !), ancien héros de sitcom des années 90, se noie dans sa dépression à force d’échouer à combattre son narcissisme. Evoquons Treme, l’épopée de David Simon sur La Nouvelle-Orléans post-Katrina, fresque sur tout ce qu’une cité multiculturelle peut trouver d’universel : la musique, l’histoire, l’énergie collective de la reconstruction et de la lutte contre l’uniformisation commerciale. Parlons enfin de Friday Night Lights, chef-d’œuvre de subtilité racontant le quotidien d’une ville du Texas, qui gravite autour de son équipe de football. Impossible d’en généraliser le propos, tant ses auteurs prennent le temps de construire des personnages uniques, loin de tout héroïsme, de toute parabole, qui s’effacent en permanence au profit du collectif, du groupe.

Difficile donc de voir dans toutes ces «cages» des traits communs et des systèmes. Pour réconcilier enfin l’historien avec les séries, autorisons-nous un dernier conseil : si vous aimez Tite-Live, gageons que vous apprécierez l’excellente Rome, qui vous fera vite oublier Gladiator.

ParGuillaume Schaeffer, Amateur de séries et critique

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