Erica Malunguinho, l’élue de «l’autre Brésil»

Published 30/06/2019 in https:2019/06/30/

Erica Malunguinho, l’élue de «l’autre Brésil»
Erica Malunguinho, le 14 juin à la Gaîté lyrique, à Paris.

Profil

Rencontre avec la députée brésilienne, première personne transgenre à occuper ce poste dans le pays. Militante pour les droits des Noirs et des indigènes, elle a constitué un «front parlementaire sur les questions LGBT» et s’oppose au président Jair Bolsonaro sur tous les modes possibles.

Le jour de son investiture, Erica Malunguinho est arrivée au Congrès le poinglevé. Littéralement. Figure de l’activisme LGBT, militante pour les droits des Noirs et des indigènes reconnue, la jeune femme, 37 ans, est la première personne transgenre à avoir été élue députée au Brésil. Diplômée en esthétique et histoire de l’art de l’université de São Paulo, elle développe une pensée décoloniale radicale empruntant, entre autres, à Michel Foucault et à Achille Mbembe.

Invitée de la Gaîté lyrique à Paris dans le cadre du cycle Afrocyberféminismes, Erica Malunguinho, longue robe de soie aux couleurs vives et fines dreadlocks tournées avec soin, rappelle le contexte de son élection sous l’étiquette du Parti socialisme et liberté (Psol) en octobre 2018. «Il y a plusieurs Brésil : l’un est conservateur, nationaliste, patriarcal et raciste. L’autre Brésil emprunte d’autres chemins. Je n’ai eu que 55 000 votes, beaucoup d’autres députés, du camp conservateur, en ont obtenu parfois plus d’un million.»

Les garçons en bleu et les filles en rose

Cet autre Brésil, Erica Malunguinho, originaire de la région la plus pauvre du Brésil, le Nordeste, en est une représentante. A l’Assemblée, elle a constitué un «front parlementaire sur les questions LGBT» et tente d’en créer un second autour des problèmes de logement, qui touchent principalement les personnes LGBT au Brésil. Surtout, Erica Malunguinho estime que son élection permet enfin aux personnes qui «luttent depuis longtemps contre l’infériorisation de leur existence» d’envisager une «alternance du pouvoir». Elle a un projet politique très clair : ouvrir la voie permettant d’accéder au pouvoir aux «populations brésiliennes qui ont lutté contre l’esclavage» et se retrouvent aujourd’hui dans le viseur de la politique agressive du président Bolsonaro, qui «vise principalement les Noirs, les LGBT et les indigènes».

La lutte contre une présumée «théorie du genre» était l’un des arguments électoraux de Jair Bolsonaro pendant la campagne. Dès lors, la création d’un «ministère de l’Homme, de la Famille et des Femmes», encourageant les Brésiliens à vêtir les petits garçons de bleu et les filles de rose, n’a rien d’étonnant. En ce qui concerne l’égalité entre les peuples, rappelons qu’en 2011, à la chanteuse Preta Gil qui lui demandait comment il réagirait si l’un de ses fils tombait amoureux d’une femme noire, Jair Bolsonaro répondait : «Je ne cours pas ce risque, parce que mes fils ont été très bien élevés et n’ont pas vécu dans l’environnement que tu as connu malheureusement.»

En 2016, selon l’Institut brésilien de géographie et de statistique, 54,9 % des Brésiliens s’autodéclaraient noirs ou métis. Pourtant, «moins de 10 % des députés le sont, ce n’est pas normal», martèle Erica Malunguinho. Longtemps, le Brésil a été perçu comme un paradis aux relations interethniques justes et apaisées dans lequel Indiens, Blancs et Noirs coexistaient pacifiquement. L’expression «démocratie raciale», forgée par le sociologue Gilberto Freyre est «un mythe, juge Erica Malunguinho. Les personnes incarcérées ou assassinées ont une couleur».

«Le quilombo est une technologie sociale»

Spécialiste des arts africains, la députée a «planifié» son élection depuis le quilombo Aparelha Luzia, dont elle est la fondatrice. A l’origine, un quilombo est une communauté autonome tenue par les esclaves marrons, ceux qui ont fui le maître et sa plantation et luttent pour rester libres. Aparelha Luzia en est une traduction contemporaine. «C’est une référence de la culture noire au Brésil, un espace d’art, de culture, de politique, où l’on ne sépare pas ces pratiques de la médecine, de l’agriculture, de la manière d’exercer des sociabilités.» Ce lieu que les Nord-Américains pourraient appeler safe place représente bien plus qu’un lieu d’échanges en non-mixité selon la députée de São Paulo.

Au XVIIe siècle, le plus fameux d’entre eux, le quilombo de Palmares, réussit à tenir tête aux colons portugais pendant près d’un siècle. Cette confédération de 10 000 à 20 000 anciens esclaves répartis sur une dizaine de villages vivait de façon autosuffisante dans les forêts vierges de l’Alagoas, dans le nord-est du pays. «Des historiens disent que le quilombo de Palmares a été l’unique expérience de démocratie directe et participative au Brésil», rappelle Erica Malunguinho. Elle insiste, martèle la table de ses doigts ornés de cauris : «C’était une société organisée et construite de façon indépendante du régime colonial. Plus qu’un territoire physique, le quilombo est une technologie sociale. Une technologie sociale noire.»

«Je suis habituée à cette violence»

Sur Instagram, le compte d’Aparelha Luzia diffuse des portraits de cette nation quilombola qu’Erica Malunguinho appelle de ses vœux, «cet état d’esprit qui fabrique de la culture en pensant l’art et du politique en pratiquant des sociabilités». Une nation décoloniale, «désintoxiquée», dirait Erica Malunguinho qui, en permanence, rappelle l’importance de la représentation et du travail de mémoire, la nécessité pour les Afro-Brésiliens de se réapproprier une histoire oubliée. Une nation quilombola qui se définit en opposition à l’autre Etat, celui qui assassine ou emprisonne ses opposants, souvent noirs, souvent queers, accuse Erica Malunguinho.

Dans un de ses dossiers, la version brésilienne du magazine féminin Marie Claire a fait d’elle l’une des nouvelles Marielle Franco, du nom de cette élue de Rio assassinée en mars 2018 par des policiers militaires. Cette femme politique noire et lesbienne se battait contre les violences policières et les milices privées, dont les premières victimes sont les habitants des favelas, dont elle était originaire. Erica Malunguinho ne se sent pas l’obligée de cette filiation médiatique avec Marielle Franco. «Je peux citer des douzaines d’autres Marielle, qui sont au même endroit qu’elle pour avoir lutté comme elle. Nous sommes reliées, connectées par une lutte ancestrale. Et nous affrontons des luttes similaires. Mais les unes n’ont pas nécessairement à voir avec les autres. Marielle fait partie d’une histoire plus grande. Le plus important est de se souvenir de sa lutte, de sa mort, du fait qu’elle dénonçait les pratiques de l’Etat», poursuit-elle.

Elle refuse quasi systématiquement les classifications, raccourcis et généralisations. La peur qu’elle pourrait ressentir face à Bolsonaro et ses électeurs ? «C’est vous, Occidentaux, qui avez peur. Moi, je suis habituée à cette violence, car je suis née morte.» Pas d’exil pour elle, donc, qui a tant à faire au pays. Son statut de femme trans ? «Au Brésil, les peuples ancestraux ont plus de cinq genres. Mais moi, on me dit femme trans.» Obstinée, elle articule nettement, fièrement, les mots négociation, survie, stratégies. Une façon de rappeler, sans doute, que son genre, sa couleur de peau, sa culture ne sont pas des objets d’études. De prendre ses distances avec l’aspect victimaire de cette histoire ancestrale pour adopter une posture guerrière, et s’affirmer ainsi en un sujet actif. Ne plus être un fétiche, réceptacle de haine et de fantasmes, dans un des pays qui connaît le plus d’agressions transphobes au monde. «Dans le contexte d’un pays conservateur, mon corps a dû négocier avec les structures, affronter de nombreuses humiliations, créer des stratégies de survie, comme les millions d’autres personnes qui ont dû négocier leur existence. Nous sommes devenus les gens les plus capables de travailler à la déconstruction de cette violence structurelle au-dessus de nos têtes.» «L’Afrique et le racisme ne sont pas des théories, mais des pratiques», affirmait-elle en conclusion de sa performance à la Gaîté lyrique.

«Un Discovery Channel de la blanchitude ?»

Au terme d’une scansion de plus d’une heure reprenant les codes traditionnels de la capoeira, la députée de São Pauloa interpellé son public. «Nous tous, collectivement, avons besoin d’une autocritique cohérente, véritable et profonde pour rééquilibrer la balance. Laisser des privilèges de côté. Céder les espaces. Partager les revenus du capital.» Avant de conclure sur ce qui pourrait être une blague au vu de son large sourire, mais n’en est certainement pas une pour qui l’a écoutée parler : «Et si nous faisions un Discovery Channel de la blanchitude ? Qui sont ces gens ? Où habitent-ils ? Que mangent-ils ? L’Européen oublie qu’il est indigène de l’Europe.»

ParLéa Mormin-Chauvac , Photo Rémy Artiges

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