Mario Bava : et Dieu créa le fouet

Published 02/07/2019 in Cinéma

Mario Bava : et Dieu créa le fouet
Mario Bava (à gauche) en 1960 sur le tournage du «Masque du démon».

Portrait

Fondateur du giallo et figure phare du fantastique italien, le cinéaste fait l’objet d’une rétrospective à la Cinémathèque française et de reprises en salles. L’occasion de célébrer sa production flamboyante, qui mêle peur, érotisme et macabre dans des films à l’esthétique gothique léchée.

Dans le hall d’un aéroport, baigné d’une lumière douceâtre passant du jaune orangé au sanglant avant de s’éteindre dans une pénombre verdâtre, la caméra pressée se faufile parmi des voyageurs, masques livides figés dans une glaçante torpeur. L’œil remarque alors que cette foule hétéroclite n’est pas exclusivement composée de personnages de chair et de sang. S’y mêlent de plates silhouettes de carton-pâte et des figurines de cire dont le visage fardé brille à peine un peu plus que celui, inexpressif et luisant, des êtres (si peu) vivants qu’elles côtoient…

Ambiance funèbre, espace diapré de couleurs irréelles, humains dévitalisés, comme zombifiés et cernés de pantins qui semblent peu à peu prendre leur place… Toutes les obsessions du cinéma de Mario Bava (1914-1980), prince de l’épouvante italienne, pourraient tenir dans cette scène. Seulement voilà, aussi emblématique soit-elle, elle ne figure dans aucun de ses films – et pour cause, il n’en est pas l’auteur – mais ouvre magistralement le Toby Dammit de Fellini, troisième volet des Histoires extraordinaires (1968). Cette parenté inattendue de deux cinéastes a priori si différents, l’insolente contiguïté de ces imaginaires féconds interrogent. Le grand Federico n’avait jamais caché son admiration pour l’auteur d’Opération peur (1966), dont ce sketch, flirtant avec le macabre gothique, reprendra de nombreux motifs – la brume crépusculaire, le spectre de la petite fille à la balle, l’espace-temps circulaire qui oblige le héros à traverser indéfiniment un même décor…

Mannes financières

Mais ce clin d’œil complice du maestro de la Dolce Vita à son compatriote sanremasque, longtemps considéré au mieux comme un habile technicien et un petit maître du genre, rappelait que si Bava fut un des plus vifs artisans du cinéma populaire transalpin, il n’en était pas moins un magicien de la lumière, un poète de la couleur, bref un génie inspirant, dont les hantises malades allaient croiser une certaine modernité cinématographique : dissolution et évidement du sujet, devenir-pantin d’une humanité en crise, délitement du récit au profit de la seule mise en scène, jeux d’artifices à rebours de tout réalisme, déluge d’images-pulsions… Toute une grammaire visuelle complexe – zooms brutaux, fondus au flou, miroitements et nappes colorées – s’égrenant comme autant de pièges optiques où le spectateur, saisi, affolé et captif, s’égare. En ajustant son regard à celui de Bava, l’hommage fellinien invalidait en filigrane l’étroite grille de lecture consistant à n’aborder sa filmographie qu’à travers le seul prisme du genre. La riche actualité dont Mario Bava fait l’objet ce mois-ci – rétrospective à la Cinémathèque française, reprises en salles, livre – parachève la reconnaissance désormais acquise d’une œuvre dont la flamboyance n’a d’égale que son opacité.

La trajectoire de Bava fait bien sûr corps avec un certain état du cinéma populaire italien des années 60 et 70, ces filoniqui importent des genres cinématographiques à succès venus d’ailleurs pour en décliner des copies à la pelle, cette façon aussi d’en assimiler les codes pour exalter la forme à outrance et n’en garder que des effets grossis à la loupe – un maniérisme dicté tant par la nostalgie de figures classiques en train de disparaître que par l’opportunisme commercial. Les filons représentent des mannes financières pour une industrie qui avait besoin de produire en masse, rapidement et à vil prix. Œuvrant dans tous les genres, en particulier le gothique d’inspiration Hammer et le thriller à l’italienne, le fameux giallo dont il inventera la formule dans Six Femmes pour l’assassin (tueur masqué et ganté, crimes à l’arme blanche, victimes sexy et violence esthétisée), Mario Bava fut une cheville ouvrière aussi inventive qu’efficace de ce système, mais la richesse de ses mises en scène volontiers expérimentales, la singularité de son regard ne sauraient l’y assigner, exception miraculeuse ne confirmant aucune règle.

Extrait de Six Femmes pour l’assassin (1964). Photo Théâtre du temple

Humble fils des studios – son père, Eugenio, grand chef opérateur au temps du muet, fut un pionnier du trucage visuel, notamment pour Quo Vadis ? d’Enrico Guazzoni et Cabiria de Giovanni Pastrone -, Bava, à l’origine, se rêvait peintre. Et à n’en pas douter, cette vocation initiale influencera le style de ce grand artificier de l’image qui, après avoir fait ses classes en tant que cameraman, marche dans les pas de papa, devenant un directeur de la photographie inspiré, usant de la lumière comme d’un pinceau thaumaturge, et un bidouilleur d’effets spéciaux astucieux, capable de faire passer un film bricolé avec des bouts de ficelle pour une luxueuse superproduction – ce qui lui vaudra rapidement l’admiration et le respect de ses pairs. S’il croise la route de quelques grands noms de Hollywood, tels Raoul Walsh ou Jacques Tourneur, attirés par les avantageuses conditions de production qu’offrait Cinecittà, sa collaboration avec Riccardo Freda, notamment sur les Vampires (1957), lui permet d’exercer ses talents de truqueur génial – en faisant vieillir en direct l’actrice Gianna Maria Canale par un jeu de lumières, ravinant son visage – et d’éprouver la pleine splendeur de son art au service d’un genre de prédilection, le gothique, qu’il est le premier à importer en Italie. Première réalisation officielle, le Masque du démon (1960) amorce une filmographie essentiellement portée vers l’imaginaire et hantée par un affect, la peur, qui essaimera dans tous ses films, quel que soit le domaine exploré – péplum (Hercule contre les vampires), aventure scandinave (la Ruée des Vikings, Duel au couteau), western (Arizona Bill), fumetti pop (Danger : Diabolik !), polar urbain (Cani arrabbiati), et bien sûr toutes les variantes de l’horreur, gothique, giallo jusqu’à sa figure hyperbolique lardée de meurtres irrationnels qu’est le slasher (la Baie sanglante).

L’hybridation était déjà à l’œuvre dans le Masque du démon, puisque cette adaptation d’une nouvelle de Gogol mariait, dans un noir et blanc sublime renouant avec les contrastes tourmentés de l’expressionnisme, la fascination vampirique à une histoire de sorcellerie ancestrale. Le double rôle de la démone magnétique Asa, prenant possession de la princesse Katia, dont elle est le portrait, révélera Barbara Steele en icône hallucinée, la fixité de son œil exorbité se faisant à l’écran le vecteur de l’alchimie «bavienne» : l’hypnose par l’image. Car loin d’une angoisse suggestive, le cinéma de Bava fonctionne sur l’emprise et la captation, une façon d’aimanter le regard, d’où la violence graphique, frontale, et la séduction folle qu’il injectera toujours à ses images.

Effroi orgasmique

Cette érotisation de la peur, visant à la rendre toujours désirable, Bava en fera le sujet principal de ses films, en particulier le Corps et le fouet (1963), sans doute l’une de ses plus belles incursions gothiques. Explorant les méandres du fantasme sadomasochiste de son héroïne, dont la caméra épouse les lentes déambulations nocturnes dans de sombres corridors troués de halos colorés, il y trace les contours d’un univers dont on peine à distinguer ce qui relève de la réalité ou d’une pure construction mentale – mise en abyme d’une folie schizophrène dont il exacerbera la vision dans son dernier film, les Démons de la nuit, avec Daria Nicolodi.

S’y développe aussi une histoire de possession, la jeune femme étant sous l’emprise de son ancien amant assassiné, le cruel Kurt Menliff ( le génial Christopher Lee), dont elle semble appeler autant qu’elle les redoute les coups de fouet, pour s’y soumettre dans un effroi orgasmique. Mort, jouissance et terreur intimement liées, Bava amorce la grande thématique nécrophile qui innerve tout son cinéma, notamment à travers le motif obsédant et baroque de la poupée, la figurine, renvoyant au devenir-objet d’une humanité creuse, sans profondeur, promise à la pourriture – les mannequins de vitrine de Six Femmes pour l’assassin ou d’Une hache pour la lune de miel, la statue animée de la Venere d’Ille, ou encore les pantins de cire du magnifique et très buñuelien Lisa et le Diable, manipulés comme le sont les humains auxquels ils se confondent, par un Telly Savalas en deus ex machina maléfique et goguenard…

Et au-delà de ce recours fétichiste à la bambola, la récurrence de meurtres ritualisés – les dépouilles emballées et accrochées comme des pièces de viande dans l’Ile de l’épouvante, par exemple -, la beauté rétinienne de la mort dont Bava parsème ses giallos, jusqu’à faire de l’éventail des crimes sublimement mis en scène un laboratoire d’expérimentation visuelle, trahissent le geste implacable d’un cinéaste qui, tel l’entomologiste de la Baie sanglante avec ses cafards, épingle une humanité veule, superficielle et vénale, n’accordant d’intérêt aux vivants qu’en tant que potentiels cadavres, pour leur offrir un dernier tour de piste dans une ultime danse de mort.

ParNathalie Dray

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