Le Luxembourg, du paradis fiscal au paradis spatial

Published 19/07/2019 in https:2019/07/19/

Le Luxembourg, du paradis fiscal au paradis spatial
Image du satellite luxembourgeois SES-14, construit par Airbus, lancé en janvier 2018.

Enquête

Anticipant la fin de ses activités financières, le Grand-Duché investit dans le secteur risqué mais prometteur de l’exploitation commerciale de l’espace.

Le petit robot clignote, fait demi-tour. Ses roues crantées mordent la poussière du cratère. Ses entrailles métalliques luisent sous la lumière du projecteur braqué sur le bac à sable de fortune. Un des premiers épisodes de la conquête de l’espace lancée par le Luxembourg se joue dans ce sous-sol de béton nu de l’entreprise Ispace, dans le quartier de la gare. D’après l’ingénieur qui le pilote depuis un ordinateur portable, le rover, à peine plus gros qu’un jouet, est fin prêt pour sa première mission d’exploration lunaire, programmée pour 2021 et qui durera quatorze heures. Objectif : trouver de l’eau.

«Grâce aux molécules d’hydrogène, on pourra fabriquer du carburant pour fusée et se positionner sur la Lune comme base de ravitaillement pour les entreprises qui voudraient se rendre sur Mars», explique Maia Haas, porte-parole de la start-up fondée au Japon. Le projet a déjà réuni plus de 80 millions d’euros de fonds, dont une subvention de l’Etat luxembourgeois.

Zone grise du traité des Nations unies de 1967

Le Grand-Duché avance à grands pas sur la voie de la commercialisation des ressources des astéroïdes. Depuis 2017, il est le seul pays au monde, avec les Etats-Unis, à avoir voté une loi qui accorde aux entreprises domiciliées sur son sol la propriété des matériaux rapportés de l’espace. Les législateurs se sont engouffrés dans la zone grise du traité des Nations unies de 1967, signé par une centaine de pays, qui interdit aux nations de planter leur drapeau sur les astéroïdes mais reste flou sur l’exploitation des produits miniers.

Attirées par le cadre légal et les 200 millions d’euros dévolus à l’aide à la recherche privée dans le domaine spatial, une trentaine de start-up se sont installées au Luxembourg en quelques mois. Une centaine d’autres sont en négociation pour obtenir la licence d’Etat. Les secteurs visés sont le tourisme spatial, la formation des futurs ouvriers de l’espace, le recyclage des débris, l’agriculture en apesanteur… Un marché encore utopique mais qui, espèrent ses dirigeants, permettra la survie du minuscule pays européen lorsque la finance et l’assurance ne fourniront plus comme aujourd’hui 30% du budget de l’Etat.

«Le business devient de plus en plus compliqué. Il y a de plus en plus de règles internationales. On perd peu à peu notre avantage compétitif, explique Etienne Schneider, ministre de l’Economie, rencontré cet hiver dans son bureau décoré de petites fusées auquel on accède par un ascenseur décoré d’étoiles. La situation économique est bonne, mais en tant que ministre, je suis obligé de voir à long terme.»

Le Luxembourg n’en est pas à sa première révolution économique. A son indépendance, en 1839, ce petit pays frontalier de la Belgique, de la France et de l’Allemagne est une région pauvre en ressources naturelles. Lorsque le bassin minier est découvert à la fin du XIXsiècle, le pays, dont un tiers des habitants a émigré pour échapper aux famines successives, décide d’ouvrir ses frontières aux capitaux et à la main-d’œuvre étrangers pour exploiter les riches «terres rouges». Annexé par les nazis, le Grand-Duché sort exsangue de la Seconde Guerre mondiale, se redresse et devient le centre de la production européenne d’acier. Lorsque la dernière mine ferme dans les années 60, la sidérurgie continue à assurer sa prospérité.

Spectre de la misère

La crise pétrolière de 1973-1974 sonne comme un avertissement dans un pays toujours hanté par le spectre de la misère. Couvert de forêts et de champs, le petit Etat a l’avantage d’avoir un circuit de décision politique court, une grande stabilité sociale et l’habitude de vivre et travailler avec des étrangers de tous pays. Le Premier ministre de l’époque, Jacques Santer, président de la Commission européenne, décide alors d’en faire une place financière. «Cette idée aussi semblait folle, à l’époque», s’amuse Schneider.

Depuis quatre décennies, le pays siphonne les ressources fiscales de ses voisins grâce à une série de lois aussi inventives qu’arrangeantes. La fin du secret bancaire, en 2015, a modifié la donne. Pour l’instant, le durcissement des règles européennes a eu pour conséquence d’augmenter encore les profits, mais d’ici à 2050, la manne risque de se tarir, et les dirigeants cherchent à tout prix à diversifier les activités économiques.

Mais comment développer ce territoire minuscule, où 30% des terres sont des zones naturelles protégées, et où la spéculation fait exploser les prix du logement ? Le pays, bien qu’il n’ait aucun accès à la mer, gère déjà un pavillon maritime, est en pointe dans la logistique, la fabrication de pièces automobiles, le stockage de données, possède un réseau de PME très vivace. Mais ça ne suffit pas.

«Je cherchais un secteur où on soit les premiers. J’ai rencontré le chef de la Nasa, qui m’a parlé de toutes sortes de choses possibles à faire dans l’espace. Je me suis d’abord demandé ce qu’il avait fumé, puis je me suis renseigné, aime à raconter Etienne Schneider, numéro 2 du gouvernement. On m’a pris un peu pour un fou car l’espace est infini, et le Luxembourg infiniment petit. Pour écrire la loi spatiale, on s’est basé sur le traité des mers internationales. Si on prend des minéraux sur un astéroïde, ils nous appartiendront comme appartient au pêcheur ce qu’il pêche dans l’Atlantique. On utilise le vide juridique pour nous développer et être prêts le jour où la législation internationale régira le secteur.»

Odeur de minerai

Le Grand-Duché, où les institutions tiennent dans un mouchoir de poche et où les ministres gèrent plusieurs portefeuilles, est habitué à prendre des décisions rapides et iconoclastes. Le site de Belval, à Esch, dans le sud du pays, est un raccourci saisissant de ces révolutions économiques successives. Sur le terrain de l’ancienne usine, qui depuis 2003 abrite la seule université du pays et ses 4700 étudiants, l’odeur de minerai surgit parfois au détour d’un couloir.

Une partie du complexe est d’ailleurs toujours en activité et un millier d’ouvriers y fabriquent des produits sidérurgiques à haute valeur ajoutée pour Arcelor-Mittal. Derrière l’immense bibliothèque à l’architecture futuriste, inaugurée l’an dernier, se trouve un immeuble de la Royal Bank of Canada.

Les bureaux de LuxInnovation, une entité para-étatique qui relève du ministère de l’Economie et de la Recherche, donnent sur un ancien haut-fourneau d’où part une tyrolienne. «Notre travail est de stimuler l’innovation avec des fonds publics, explique Sasha Baillie, directrice de LuxInnovation. On investit des fonds d’Etat, qui ne sont pas infinis, dans des activités risquées. On est déjà en transition. Le secteur financier est très différent de ce qu’il était il y a dix ans.»

Le Luxembourg a déjà une certaine expérience de l’espace. Dans les années 80, alors qu’aucune compagnie ne veut assurer le premier lancement du satellite Astra, le gouvernement se porte garant pour la Société européenne des satellites. Un pari réussi puisque la SES, détenue à 30% par l’Etat, est devenue depuis le plus gros opérateur de satellites de télécommunication au monde. Ce qui fait que le spatial pèse 2% du PIB du pays, le plus haut taux en Union européenne. À grand renfort de vidéos promotionnelles où des petites blondes rêvent de conquérir la Lune, la loi spatiale permet aussi au Luxembourg de travailler son image, très abîmée par l’ampleur de ses activités de paradis fiscal révélées par le scandale des LuxLeaks, en 2014.

«Il faut d’abord trancher la question éthique»

Contrairement à Washington, Luxembourg, champion dans l’art d’attirer des fortunes, n’exige pas des entreprises qu’elles aient une majorité de capitaux locaux. Des start-up fondées aux Etats-Unis, incapables de monter des missions à 100 millions de dollars avec des capitaux majoritairement américains, posent désormais leurs labos dans le Grand-Duché. Car rêver de conquérir l’espace coûte cher et ne rapportera rien avant longtemps.

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Planetary Resources, qui fut une des étoiles montantes du secteur, a entraîné dans sa chute l’an dernier 12 millions d’euros d’argent public luxembourgeois. «On sait que certaines entreprises vont mal tourner, que c’est un secteur à haut risque. Mais on est convaincus que ce marché sera extrêmement important dans l’avenir», veut croire Etienne Schneider, qui cherche des partenaires européens.

Dans l’opposition, certains grincent des dents, estimant que le budget alloué aux étoiles serait mieux employé à combler des inégalités sociales de plus en plus flagrantes et la hausse de la pauvreté. Les 600 000 habitants, qui souvent peinent à joindre les deux bouts dans la vie quotidienne, aimeraient bien aussi ne plus être montrés du doigt comme les profiteurs de l’Europe. «Pour moi, nous devons d’abord trancher la question éthique de l’utilisation des ressources de l’espace. Ce n’est pas parce qu’on est petits, inventifs et qu’on a les moyens de prendre des décisions un peu folles qu’on doit oublier les principes», rappelle Sam Tanson, ministre écologique de la Culture et du Logement.

ParLaurence Defranoux, envoyée spéciale au Luxembourg

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