Détecter le mensonge, une science hasardeuse

Published 30/07/2019 in https:2019/07/30/

Détecter le mensonge, une science hasardeuse
Détecter le mensonge, une science hasardeuse

Enquête

Formation en négociation, analyse des comportements, intelligence artificielle… De plus en plus d’entreprises innovantes investissent le marché de la détection du mensonge dans une période où démêler le vrai du faux devient un enjeu politique et économique.

Cette enquête a été réalisée par Etienne Meyer-Vacherand, dans le cadre du projet Lies (Leurres, illusions, énigmes, simulacres), le magazine école de la 40e promotion de l’Institut pratique de journalisme de Paris-Dauphine.

 

Une glace sans tain donne sur un bureau encombré de livres et de dossiers. Des micros dissimulés dans une plinthe et des caméras cachées derrière une frise représentant des chiots enregistrent les conversations. De l’autre côté de la glace se trouve une pièce d’observation exiguë qui passerait pour un simple cagibi vue de l’extérieur. Deux observateurs peuvent y prendre place. Ce décor digne des meilleures séries policières se trouve dans les discrets locaux de l’Agence des négociateurs (ADN Group) dans le VIIIarrondissement de Paris.

«La glace sans tain est sur le modèle de celles utilisées par le FBI», détaille Laurent Combalbert, ancien négociateur du Raid et cofondateur d’ADN Group. Cet équipement sert aux formations en négociation dispensées par l’entreprise et à la recherche scientifique sur la détection du mensonge.

Comme ADN, de plus en plus d’entreprises innovantes investissent ce marché dans une période où démêler le vrai du faux devient un enjeu politique et économique. En Europe, plusieurs programmes sont déjà à l’essai. La police espagnole de Malaga et de Murcie teste VeriPol, un programme basé sur l’intelligence artificielle, destiné à distinguer les vraies déclarations de vol des fausses. Les chercheurs des universités de Madrid et de Cardiff, à l’origine de sa création, l’ont soumis à une série de déclarations authentiques et falsifiées pour dégager un schéma. Les déclarations factices seraient plus courtes, moins descriptives et contiendraient plus de négations. Selon les premiers résultats, 80% des déclarations identifiées comme fausses par le logiciel l’étaient effectivement. VeriPol présente tout de même une faille puisqu’il a écarté des déclarations où le vol avait été commis par un individu masqué que la victime ne pouvait donc pas décrire.

D’autres initiatives s’intéressent au comportement des personnes interrogées. C’est le cas des projets iBorderCtrl en Europe ou Avatar (pour Automated Virtual Agent for Truth Assessments in Real Time), développé au Canada et testé à la frontière entre les États-Unis et le Mexique, également basés sur l’intelligence artificielle. Des questions sont posées aux voyageurs souhaitant franchir la frontière et le logiciel analyse ensuite les mouvements de leur corps, de leurs yeux, les modifications de leur posture… pour détecter ceux qui dissimuleraient quelque chose. Ces deux projets doivent épauler les polices aux frontières en désignant les individus ayant un comportement suspect pour qu’ils soient soumis à un contrôle plus approfondi. En France, le Parisien révélait il y a quelques jours que la Sécurité sociale venait de lancer un appel d’offres dans le but de formet ses agents  aux «techniques d’audition et de détection du mensonge».

«Nous vivons dans une société où beaucoup de gens sont persuadés que tout le monde cherche à nous manipuler tout le temps», explique Claudine Biland, docteure en psychologie et auteur de La Psychologie du menteur. Un phénomène accentué, selon elle, par l’utilisation des réseaux sociaux, où circulent régulièrement de fausses informations. Alors que la science de la détection du mensonge reste très aléatoire, ces nouveaux acteurs espèrent déployer à grande échelle grâce aux neurosciences et à l’intelligence artificielle de nouveaux systèmes plus fiables.

Un piètre détecteur

Car l’être humain se révèle être un menteur prolifique. Nous mentons plus de deux fois par jour. Et c’est un minimum. La plupart du temps, ce sont des mensonges dit «blancs», sans conséquences. Pourtant, nous sommes très mauvais pour détecter le mensonge. «Une personne lambda, sans entraînement, reconnaît le mensonge dans environ 50% des cas», précise Marwan Mery, négociateur professionnel et associé de Laurent Combalbert. En termes de probabilité, autant jouer à pile ou face et se fier au hasard.

Nous sommes si mal équipés pour détecter le mensonge, que nous ne pouvons même pas le reconnaître chez notre progéniture. Une étude américaine parue en 2017, dans la revue Law and Human Behavior, montre que les adultes parviennent à identifier le mensonge chez les enfants dans seulement 54% des cas. D’après ces mêmes chercheurs, nous commencerions à mentir vers l’âge de 3 ans. Un bambin serait donc capable de berner n’importe lequel d’entre nous. Le plus compliqué dans ce domaine, c’est d’arriver à la certitude que votre interlocuteur ment, ce que l’on essaie d’accomplir depuis un siècle.

La star de la détection

Presque centenaire, le polygraphe naît en 1921 d’un assemblage de différentes technologies imaginé par l’Américain John Larson, alors étudiant en médecine et futur officier de police. Cet appareil est une star des films et des séries des Simpson au Bureau des légendes en passant par Ocean Thirteen… Il a même eu droit à sa production éponyme, Le Polygraphe, en 1996. L’engin a marqué les esprits avec son enchevêtrement de câbles et de moniteurs, d’électrodes à placer sur le bout des doigts, son brassard pour mesurer la fréquence cardiaque et ses lacets pneumatiques autour de la poitrine et de l’estomac pour détecter les changements de respiration. Il est toujours utilisé aux États-Unis par le département de la Défense, le FBI, et la CIA, ou encore au Canada. Au total, une vingtaine de pays y auraient encore recours.

Pourtant, son efficacité est remise en cause. Dans un rapport basé sur 57 études, publié en 2003, le Conseil national de la recherche américain estime que le polygraphe n’est pas suffisamment fiable pour être utilisé. Plutôt qu’un détecteur de mensonge, le polygraphe mesurerait surtout le stress. Le cœur de la personne interrogée peut aussi bien s’emballer parce qu’elle cherche à dissimuler quelque chose que sous le coup de l’émotion parce qu’elle est accusée de meurtre. Outre son manque de fiabilité, plusieurs études montrent qu’il est possible d’adopter des contre-mesures pour tromper le polygraphe. Il est possible de le flouer, en restant maître de ses émotions ou en provoquant un faux stress (lire plus bas).

Des travaux fondateurs

En matière de détection du mensonge, il y a la machine et il y a la psychologie. Difficile dans ce domaine de passer à côté du nom de Paul Ekman. Dès les années 1960, ce psychologue américain s’est intéressé à l’expression faciale des émotions. Reprenant une théorie darwinienne – l’expression des émotions serait innée –, il a entrepris d’identifier des expressions universelles que chacun serait capable de reconnaître et d’associer à une même émotion, quelle que soit sa culture. En 1969, il met en évidence sept expressions d’émotion universelles.

Pour confirmer sa théorie, Paul Ekman renouvelle l’expérience avec les membres d’une tribu isolée de Papouasie-Nouvelle Guinée. Son idée est simple : si ces Papous associent les mêmes émotions aux expressions faciales photographiées que les autres populations, cela signifie que la manière dont ces émotions sont exprimées est innée. Il les a également photographiés pour voir s’ils expriment ces émotions de la même manière. Aucune d’entre elles n’est directement liée au mensonge. Toutefois, leur expression suppose l’activation de muscles bien précis. Lorsque l’on tente de feindre une émotion, certains muscles ne sont pas sollicités. La détection des mensonges s’appuie sur ce principe pour identifier les émotions simulées. Par exemple, un proche d’une victime de meurtre jouant la tristesse pourrait bien être le meurtrier. Dans un second temps, Paul Ekman s’est également intéressé aux micro-expressions faciales.

D’une durée inférieure à une demi-seconde, elles sont imperceptibles à l’œil nu. Selon le psychologue, ces micro-expressions trahiraient notre état d’esprit réel. Une personne peut par exemple paraître joyeuse, mais avoir des micro-expressions faciales exprimant la tristesse. Encore une fois, il ne s’agit pas de la détection d’un mensonge précis, mais cette analyse permet de comprendre si une personne tente de dissimuler quelque chose. Les travaux de Paul Ekman ont depuis été contestés ou confortés par d’autres études scientifiques, mais ils restent une référence pour les personnes s’intéressant à la détection du mensonge.

Des biais et des idées reçues

Si malgré les travaux de ces pionniers, nous sommes toujours aussi mauvais, c’est aussi parce que nous sommes abreuvés d’idées reçues sur le sujet. «Là, vous venez de vous gratter le dos. En synergologie, par exemple, on pourrait vous dire que ça signifie que vous avez envie de partir et mettre fin à l’interview», illustre Hugues Delmas, docteur en psychologie et membre du laboratoire Cognitions Humaine et Artificielle. L’Institut québécois de synergologie la définit ainsi : «Le mot “synergologie” a été formé à partir des préfixes sun (être ensemble), ergo (actif) et logos (discours). Étymologiquement être actifs [sic] en situation de production de discours.» Créée en 1996, cette discipline propose une grille de lecture du langage corporel humain, l’éthogramme, recensant 1 767 signes. En analysant ces gestes, présentés comme universels, la synergologie permettrait de savoir ce qu’une personne ne dit pas.

Peu de publications dans des revues scientifiques viennent appuyer cette théorie, ce qui pose problème aux chercheurs dans le domaine. «En 2013, le fondateur canadien de la synergologie, Philippe Turchet, a publié un article révisé par les pairs mais comportait de nombreux biais, notamment de méthode», explique Hugues Delmas. En compagnie de six autres chercheurs, il a participé à une publication d’actes de colloques remettant en cause la théorie des «faux-non» développée par la synergologie. Cette théorie affirme que lorsque l’on agite la tête pour dire non en commençant par la droite, il s’agirait d’un «faux-non». C’est-à-dire que l’on exprime un non tout en pensant oui. Ce principe pourrait en théorie être appliqué à la détection de mensonge. En toute logique, un menteur aurait tendance à produire plus de «faux-non» que la moyenne. Hugues Delmas et les autres chercheurs ont montré que lorsque quelqu’un ment, les «faux-non» ne sont pas plus fréquents que le hasard.

D’autres articles scientifiques remettent en cause la synergologie. Elle rencontre pourtant beaucoup de succès sur Internet et de nombreux ouvrages lui sont consacrés. La théorie des «faux-non» a même été enseignée au Barreau du Québec dans le cadre de la formation professionnelle continue.

Ces biais ne posent pas de problèmes lorsqu’il n’y a pas d’enjeux et que la détection du mensonge est un divertissement comme dans les spectacles du mentaliste Fabien Olicard. «Je ne peux pas lire dans les pensées, j’adorerais ça», plaisante-t-il. Dans ses vidéos YouTube et sur scène, il fait appel, entre autres, à des techniques de déduction, de psychologie, d’influence, de mémorisation ou encore de calcul hyper-rapide. «Ces techniques permettent de détecter si une histoire est fausse, pas de savoir au mot près si ce que quelqu’un dit est vrai», précise-t-il.

Autodidacte, Fabien Olicard se tient au courant des publications scientifiques sur le sujet. Sur sa chaîne, FabienOlicard, le mentaliste prend le temps d’expliquer les principes sur lesquels il s’appuie. Il n’hésite pas à reconnaître qu’il lui arrive parfois de commettre des erreurs. «Il y a quinze ans, par exemple, j’ai été trompé par un mythomane, raconte-t-il. Je n’ai rien vu du tout.» Les techniques de détection du mensonge interviennent à des doses diverses en fonction de ce qu’il souhaite accomplir. Sa chaîne, créée en 2016, cartonne puisqu’elle a dépassé le million d’abonnés en deux ans.

Les métiers exposés

Dans d’autres métiers, les enjeux sont plus importants. Gaëlle Baumann, joueuse de poker professionnelle depuis 2010, a suivi une formation en synergologie il y a deux ans. Contrairement aux idées reçues, la détection du mensonge n’est pas essentielle pour gagner. «Le plus important en tant que joueur professionnel, c’est le travail, la rigueur technique et l’adaptation aux adversaires joués», souligne-t-elle. Certaines phases de jeu sont toutefois plus propices au bluff, notamment l’approche des places payées en tournoi. Lorsqu’un joueur accède à cette phase, il est sûr de repartir avec un prix ou de l’argent. L’enjeu et les sommes d’argent deviennent de plus en plus importants. «Quand on a un gros tapis, il est possible de mettre la pression en bluffant les adversaires qui ont des plus petits tapis et qui souhaitent avant tout gagner de l’argent», explique Gaëlle Baumann. Lorsqu’elle arrive à un tournoi, la joueuse passe aussi beaucoup de temps à étudier le profil des joueurs à sa table. Elle lit les articles les concernant, cherche leurs résultats pour accumuler le plus d’informations possible.

«À une table, c’est important de ne pas se contenter de regarder ses cartes mais d’observer ses adversaires pour détecter des mouvements pouvant les trahir, commente-t-elle. Je me souviens d’un tournoi dont l’entrée était à plus de 5000 euros et où un joueur pro argentin m’envoie son tapis à la rivière [tirage de la dernière carte, ndlr]. Je devais décider de payer ou non, et cette décision engageait toute mon épreuve et valait donc potentiellement beaucoup d’argent.» Gaëlle Baumann avait en main une simple paire de rois, pas suffisant étant donné l’enjeu. Après quatre minutes d’hésitation, son adversaire bouge enfin et lève le bras pour commander un verre. «Son attitude était vraiment étrange, son bras comme désarticulé par la pression ! J’ai payé dans la seconde et j’ai gagné», conclut-elle.

Marwan Mery, cofondateur d’ADN Group s’est intéressé à la capacité des joueurs de poker à détecter le mensonge. «Nous avons confronté différents profils, dont certains connus pour devoir détecter les mensonges – policiers, juges, joueurs de poker, étudiants, prisonniers… à des vidéos en leur demandant d’identifier le moment où la personne filmée mentait», explique-t-il. Les résultats obtenus montrent que, dans l’ensemble, tous se situent dans la moyenne et parviennent à détecter le mensonge une fois sur deux. Des résultats conformes à d’autres études sur l’influence de la profession dans la détection du mensonge.

L’investigation plus efficace

Dans le milieu judiciaire, la détection du mensonge pose question car les policiers, notamment, ne sont statistiquement pas plus capables qu’un citoyen lambda d’identifier un menteur. Dans d’autres métiers où le mensonge est très présent, ces techniques ne sont parfois même pas utilisées. Ancien agent de la DGSE, Beryl 614 raconte son expérience sur sa chaîne YouTube, «Talks with a spy», tout en démystifiant l’action des services de renseignement. Au téléphone, il raconte d’une voix calme quinze années de service, dont trois en clandestinité. «Détecter le mensonge est un besoin permanent dans ce métier, explique-t-il. On recoupe en permanence ce que la source nous dit. On peut aussi placer son téléphone sur écoute.»

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Lors de son service, Beryl 614 n’a jamais suivi de formation pour apprendre à détecter les mensonges. Lorsqu’il était en clandestinité, le mensonge était omniprésent. Les agents se forgent une fausse identité, ne laissant rien au hasard. «On doit toujours avoir une histoire prête pour justifier notre présence à un endroit», raconte-t-il. À force de baigner dans cet univers, une sorte d’instinct du mensonge se développe. «Je devais me rendre dans une zone tribale du Pakistan, et en regardant les dossiers transmis par notre source, je me rends compte que ça n’a ni queue, ni tête», se remémore Beryl 614. Pas de lecture du langage corporel, pas de détecteur de mensonge, l’agent se fie à son instinct et ses connaissances. «On lui a demandé des informations sur un terroriste, un type qui n’existait pas», poursuit-il. La source revient avec les informations demandées et est écartée par le service. L’essentiel du travail des agents de renseignement passe par de la collecte d’informations et un travail d’investigation, plutôt que la détection du mensonge.

Malgré ces nombreux aléas, le marché de la détection du mensonge est un secteur porteur. Pour se démarquer, Marwan Mery et Laurent Combalbert, d’ADN Group, cherchent à asseoir leur pratique sur des bases scientifiques. ADN s’est doté d’un pôle recherche. Leurs compétences sont aujourd’hui reconnues, au point que certains services de renseignement et de police ont recours à leurs formations. Marwan Mery a exercé dans les domaines de la négociation et de l’encadrement d’équipes, pendant une dizaine d’années, pour de grands groupes industriels comme Red Bull et Danone. En parallèle, il a travaillé au repérage de tricheurs professionnels pour plusieurs casinos. Malgré cette expérience solide, il affirme qu’«il est impossible de dire à 100% si quelqu’un ment. Dans ce domaine il faut rester très humble».

Le réseau d’ADN Groupe compte 130 négociateurs formés à travers le monde. Marwan Mery et son associé Laurent Combalbert, interviennent sur des situations très variées, allant de la négociation commerciale à la prise d’otage. «Nous intervenons aussi dans les relations entre médecin et patient par exemple, explique Marwan Mery. Il arrive parfois que le patient arrête de prendre son traitement sans en informer son médecin. Le thérapeute n’observe pas d’amélioration mais ne sait pas si c’est dû à l’inefficacité du traitement ou à son interruption.»

Films et séries privilégient les situations de prise d’otage et de kidnapping, mais Laurent Combalbert et Marwan Mery exercent surtout leurs talents dans le monde de l’entreprise. Ce dernier évoque d’ailleurs une situation récente dans le cadre d’une grève. Mandaté par l’entreprise, il fait face un représentant syndical manifestement très en colère. «Il avait des demandes très élevées, qu’il considérait comme légitimes. Je me suis rendu compte au cours de la conversation que sa colère était feinte, car il n’activait pas les bons muscles faciaux», détaille-t-il. Dans un autre cas de négociation commerciale, le représentant de la partie adverse met beaucoup de pression et se montre très exigeant. «J’ai remarqué qu’il frappait sur la table avec un petit décalage par rapport à ses propos. Quand on est vraiment en colère, on joint le geste à la parole», précise le négociateur. Il comprend ainsi que les ultimatums qui lui sont adressés ne sont pas aussi fermes qu’il y paraît.

Les signaux comportementaux indiquant le mensonge sont très ténus, donc extrêmement difficiles à repérer à l’œil nu. Pour y parvenir, Marwan Mery commence par établir le profil de base de l’individu analysé, ou baseline, qui permet d’isoler les expressions et les comportements propres à chacun. C’est en observant les écarts à ces habitudes que l’on peut en déduire une éventuelle dissimulation. «Une des techniques utilisées vise à amplifier les signaux du mensonge en créant une surcharge mentale pour le menteur», détaille Hugues Delmas. Le menteur n’arrive pas à gérer simultanément la situation imposée par l’interrogateur et son mensonge, créant cette surcharge. Les théories sur la détection du mensonge s’éloignent aujourd’hui de l’observation du comportement pour se focaliser sur la linguistique et les techniques d’interrogatoire.

L’IRM, un nouveau Graal

Pour pallier les insuffisances humaines, beaucoup comptent sur d’autres avancées technologiques, notamment l’intelligence artificielle (IA) et l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf). Les projets iBorderCtrl et Avatar expérimentés en Europe et aux États-Unis cherchent à automatiser la détection du mensonge grâce à l’IA. Et ce n’est pas sans poser des problèmes éthiques. Plusieurs études montrent que l’intelligence artificielle a tendance à reproduire les biais humains. En fonction des données qui lui sont fournies, elle peut notamment adopter des comportements racistes. Les firmes du secteur présentent souvent des taux de détection très élevés, minimisant le nombre d’innocents accusés à tort. Elles communiquent encore moins sur ceux qui parviennent à flouer la machine. La fiabilité est un enjeu majeur pour ces entreprises qui pourraient toucher le pactole si elles parvenaient à faire accepter leurs technologies dans les tribunaux.

L’IRMf est l’autre nouveau Graal de la détection du mensonge. Cette application de l’imagerie par résonance magnétique permet de visualiser l’activité du cerveau. Il ne s’agit pas d’une vision directe mais d’une mesure des variations de niveau de glucose et d’oxygène. Elle permet d’observer quelles zones du cerveau sont sollicitées lors d’une action. «L’idée c’est que pour mentir, pour répondre à une question dont on ne connaît pas la réponse, on doit engager des ressources plus importantes que lorsque l’on dit la vérité», explique Laurent Vercueil, neurologue et docteur en neurosciences à Grenoble. Lorsqu’une personne ment, les variations sont plus marquées. L’IRMf pourrait aussi être utilisée pour identifier les zones du cerveau activées lorsque l’on ment. En observant une activation similaire lors d’un interrogatoire, il serait ainsi possible de savoir quand la personne triche.

Ce dernier point est sujet à caution, car le mensonge dépend beaucoup de la situation dans laquelle se trouve le menteur. Mentir sur la couleur d’un vêtement n’implique pas autant d’enjeux que de dissimuler sa participation à un crime. Autre faiblesse, les études sur le mensonge sont le plus souvent réalisées en laboratoire, dans un environnement contrôlé, éloigné de la réalité. Il est demandé au cobaye de mentir à un moment précis. Difficile de savoir si l’activité cérébrale détectée est liée au fait de mentir ou le signe d’une réponse à la demande du chercheur.

La France, pays pionnier

L’IRMf elle aussi peut être trompée. «On sait par exemple qu’en bougeant un doigt pendant un scanner, on peut observer une activité plus importante alors que la personne est honnête», révèle Bastien Blain, chercheur en neurosciences et coauteur d’un rapport sur l’utilisation des neurosciences dans la détection des mensonges pour le Centre d’analyse stratégique (service rattaché au Premier ministre, devenu France Stratégie) en 2012. L’application de ces nouvelles technologies dans le domaine judiciaire soulève aussi des questions d’éthique.

En 2011, la France a été le premier pays à légiférer sur l’utilisation des neurosciences et de l’IRMf dans les procès. «Si on lit les rapports parlementaires relatifs à cette loi, l’usage de l’imagerie médicale était prévu pour objectiver l’existence d’un préjudice, détaille Laura Pignatel, docteure en droit et auteure de plusieurs articles sur l’émergence du neurodroit. La présence d’un traumatisme en cas d’accident par exemple, ou pour évaluer l’irresponsabilité pénale d’une personne mise en cause.»

Pour le moment, l’imagerie médicale n’a été retenue dans aucun procès comme preuve ou non-preuve de la culpabilité d’un prévenu. Un tel usage est de toute manière conditionné à l’acceptation de l’examen par ce dernier. «Pour le moment, ce n’a pas été utilisé car les avocats feraient sûrement la comparaison avec la jurisprudence entourant le polygraphe, qui est considéré comme une intrusion contraire aux droits du prévenu», poursuit-elle. Malgré les différences entre les procédures pénales françaises et anglo-saxonnes, l’utilisation de l’imagerie médicale aux États-Unis est limitée. Dès 1978, les tribunaux américains avaient refusé les résultats d’un scanner cérébral comme preuve. En 2005, la plus haute juridiction américaine a jugé, sur la base de scanners cérébraux, que des adolescents ne pouvaient pas être condamnés aux mêmes peines que des majeurs. L’imagerie médicale n’est pas utilisée en tant que preuve de culpabilité, mais, lorsqu’elle a été acceptée, c’est pour atténuer la responsabilité et la peine.

«Il y aura toujours un risque d’erreur et tout dépend de l’analyse de l’opérateur de l’IRM. Dans ce cas, cette marge d’erreur doit bénéficier au prévenu», affirme Laurent Vercueil. Cette incertitude tient ces technologies éloignées des tribunaux pour le moment. Si l’IA et l’IRMf se heurtent encore à certaines limites, elles représentent un bond technologique dans le domaine de la détection du mensonge. «Je pense que d’ici dix à quinze ans, la machine aura dépassé l’homme», affirme Marwan Mery.


Le polygraphe, pas vraiment fiable

Aux Etats-Unis et au Canada, le polygraphe est utilisé pour tester les agents du renseignement et de police au moment du recrutement ou au retour de mission. La DGSE l’utilise aussi, pour évaluer ses sources, depuis une dizaine d’années. Malgré les faiblesses connues du polygraphe, ces services continuent de s’en servir, arguant que la qualité de la détection dépend de l’opérateur. Il existe différentes méthodes d’interrogation pour le polygraphe. Les deux principales sont le Control Qyestion Test (CQT) et le Guilty Knowledge Test (GKT). Le CQT est la plus utilisée. Il consiste à poser une question neutre servant de référence, une question dont la réponse est supposée être un mensonge et une question spécifique sur le sujet qui fait l’objet d’une détection du mensonge. Si les mesures des deux dernières questions sont identiques, l’interrogé a menti. Le GKT est présenté comme une manière plus fiable et scientifique d’utiliser le polygraphe. Par exemple, dans le cadre d’un meurtre, cette méthode consiste à présenter un élément à l’interrogé que seul le coupable peut connaître. La couleur du manche du couteau ayant servi à tuer par exemple. Une réaction enregistrée signifierait que l’interrogé est coupable. Cette méthode reste également contestée. Même entre des mains expertes, le polygraphe a démontré sa faillibilité. En 1993, Aldrich Ames, un agent de la CIA, est arrêté pour avoir espionné son pays au profit du KGB. L’enquête révèlera qu’il avait passé, avec succès, deux tests polygraphiques !

qu’il avait passé, avec succès, deux tests polygraphiques !

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